mardi 20 octobre 2020

Hommage à Samuel Paty

 SOURCE :

https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/marylin-maeso-cette-bataille-samuel-tu-l-as-deja-remportee_2136699.html


Marylin Maeso : "Cette bataille, Samuel, tu l'as déjà remportée"

La philosophe et enseignante rend un hommage bouleversant à Samuel Paty, ce professeur martyr qui a voulu que ses élèves puissent "se construire librement".

Tu t'appelais Samuel Paty. Et tu avais choisi de consacrer ta vie, celle qu'on t'a violemment arrachée ce vendredi, à enseigner l'histoire. À transmettre à de jeunes citoyens bien plus qu'un ensemble de savoirs fondamentaux : le goût de la liberté, le sens de sa valeur et la conscience de sa vulnérabilité.  

Voici venu le temps dont parlait Camus dans La Peste. L'heure, qui a si souvent sonné dans l'histoire, où "celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort." Celle où l'instituteur qui s'obstine à faire son travail devient malgré lui un martyr en sursis. Tu le savais. Et tu voulais, quoi qu'il t'en coûte, que tes élèves fassent l'addition. Car c'est cela, l'école. La possibilité d'un sursaut. Ce lieu sans verrou et aux mille fenêtres où nos convictions, nos a priori, nos préjugés quittent le confort de notre intimité pour s'observer à la lumière du jour. Ce refuge détesté des gardiens de l'obscurité, non parce qu'il aurait, comme ils se plaisent à le prétendre, juré la mort de la foi, mais parce qu'il fait émerger, avec l'apprentissage du questionnement et du désaccord, l'espace du choix. La connaissance n'est pas l'ennemi des croyances, mais celui de toutes les tutelles intellectuelles et morales. L'arme redoutée des adorateurs du pouvoir de contraindre, parce qu'elle réserve à chacun le droit de dire non. De changer d'avis comme de religion. De douter, de cesser de croire ou de croire autrement. De s'approprier les textes sacrés et de tenir tête à ceux qui se sont arrogé le monopole de la lecture légitime.  

Tu rêvais d'un monde où l'on pourrait débattre tous ensemble et sans drame. Un monde appelé "République", dans lequel un enseignant peut faire cours sans se mettre en danger. Mais tu connaissais la distance qui nous en sépare. Tu voyais chaque jour à quel point la réalité contredit l'idéal. Alors, parce que le bien-être de tes élèves passait avant tout à tes yeux et parce que tu savais qu'aucun enfant n'est responsable de l'éducation qui l'a amené à se sentir blessé jusqu'au malaise par un dessin, tu as proposé à ceux qui le souhaitaient, avant de montrer une caricature du prophète, de sortir ou de détourner le regard. Et l'engrenage s'est enclenché. Pendant quinze jours, ils ont voulu te faire payer à grand renfort de manipulations. Quinze jours durant, ils ont été nombreux à relayer le mensonge et à se joindre aveuglément à l'odieuse curée. À soutenir la vendetta d'un père hypocrite qui t'avait accusé de stigmatiser tes élèves musulmans, alors qu'il incarnait le mur de pressions et de compromissions sur lequel nous sommes si nombreux à nous être cognés. Par sa plainte ridicule déposée à ton encontre pour "diffusion d'images pornographiques", par sa façon d'instrumentaliser sa fille en lui prêtant un traumatisme provoqué par une scène à laquelle elle n'avait pas assisté, il a démontré le bien-fondé de tes appréhensions. 

Que faites-vous aujourd'hui, tandis que Mila a dû être déscolarisée?

Un professeur qui invite certains de ses élèves à quitter la classe, évidemment, c'est absurde. Inconcevable. On entend déjà les inspecteurs des travaux finis, toujours là pour confondre cause et conséquence, te faire jusque dans la tombe l'article sur la neutralité que tu aurais bafouée. Il est tellement plus facile de te reprocher de ne pas voler droit que d'admettre que dans ce pays, il y a bien longtemps déjà que la laïcité a du plomb dans l'aile. Comme si l'annonce de ton assassinat ne suffisait pas, il a fallu qu'on apprenne que tu avais présenté des excuses. Que les harceleurs avaient réussi à te faire endosser la responsabilité de leurs méfaits. Et qu'ainsi, ce qui n'aurait jamais dû cesser d'être notre honte et notre affaire collectives était devenu ta faute. 

Non, Samuel, personne n'a le droit de te juger. Vous qui vous étonnez, vous qui vous scandalisez qu'un enseignant démuni signale à ses élèves musulmans qu'il ne les forcera pas à regarder des caricatures du prophète, où étaient vos alarmes quand un sondage Ifop publié le mois dernier montrait que 69% des Français de confession musulmane voient dans la publication de ces dessins une "provocation inutile" ? Quand les "ils l'ont quand même un peu cherché" ont fusé en janvier 2015, alors que le sang des dessinateurs de Charlie Hebdo était encore frais ? Que faites-vous aujourd'hui, tandis que Mila, la lycéenne qui, pour avoir insulté le dieu qu'on lui avait brandi à l'appui d'attaques lesbophobes, a dû être déscolarisée suite à des menaces de mort émanant notamment de certains de ses camarades, confie qu'elle s'attend elle aussi à mourir "butée par un islamiste" ? Qu'aviez-vous à dire à tous les spécialistes du "oui, mais" qui l'ont accusée d'avoir provoqué son calvaire, et à Cyril Hanouna qui l'a jetée en pâture dans son émission en lui intimant de "se faire toute petite" au prétexte qu'il "n'aime pas qu'on rigole ou qu'on insulte des religions" ? Et que direz-vous désormais à ceux qui, le lendemain de la décapitation d'un enseignant, récitent une fois de plus le couplet-couperet qui, en laissant entendre qu'on devrait renoncer à caricaturer la religion pour éviter de nouvelles tragédies, achève l'oeuvre des bourreaux en cédant à leur chantage ? 

Telle est la vérité avec laquelle il est plus que temps de se mettre en règle. Nous avons collectivement laissé s'élever un royaume de peur et d'intimidation, où l'arbitraire des sensibilités fait tacitement la loi. On t'en veut, Samuel, de t'être étouffé avec cet air asphyxiant qu'on t'a contraint à respirer, d'avoir balbutié le couteau sous la gorge. On aurait voulu que toi, le simple professeur, tu accomplisses l'impossible quand les autres n'ont pas le courage élémentaire de reconnaître l'évidence. Que tu enseignes sereinement la laïcité au moment même où tant de tes concitoyens s'en lavent les mains quand ils ne lui crachent pas ouvertement au visage, et que tu portes haut notre "liberté chérie" en ignorant ses fossoyeurs qui t'assaillaient sans rencontrer de grande résistance. Ce qu'il nous faut comprendre enfin, Camus l'avait énoncé dans une conférence de 1946 si justement intitulée La crise de l'homme : "Nous devons appeler les choses par leur nom et bien nous rendre compte que nous tuons des millions d'hommes chaque fois que nous consentons à penser certaines pensées. On ne pense pas mal parce qu'on est un meurtrier. On est un meurtrier parce qu'on pense mal. C'est ainsi qu'on peut être un meurtrier sans avoir jamais tué apparemment. Et c'est ainsi que, plus ou moins, nous sommes tous des meurtriers". À chaque fois que nous traitons en provocateurs condamnables ceux qui n'ont jamais voulu provoquer autre chose que la réflexion, nous armons ceux qui sont prêts à tout pour éteindre la pensée. 

Confronter les croyances des élèves à la satire et à la critique

C'est pour mettre un terme à la tyrannie de la susceptibilité dans laquelle certains adultes enferment leurs enfants que tu as pris ce risque qui n'aurait jamais dû en être un. Celui d'analyser un dessin avec tes élèves. Pour les amener, par la pédagogie et par l'exemple, à se prouver à eux-mêmes qu'il n'y avait rien à craindre. Qu'ils étaient capables de confronter leurs croyances à la satire et à la critique. Pour leur offrir l'occasion précieuse de constater que faire face à la contradiction n'a jamais tué personne, mais constitue au contraire la seule façon de se forger des convictions solides à la flamme de la raison. Le marteau nietzschéen a beau avoir retenti plus d'une fois dans mes classes, je n'ai jamais traumatisé personne en distribuant des textes qui égratignent nos certitudes, qu'elles soient religieuses, existentielles, métaphysiques, épistémologiques ou politiques. Si j'en crois mes anciens étudiants, j'ai peut-être même contribué, Dieu me pardonne, à éveiller quelques vocations philosophico-théologiennes. J'imagine que pour les businessmen du ressentiment qui cherchent à recruter des terroristes dociles, chaque nouveau Averroès ou Al-Ghazâlî qui se forme à l'école de la République est un affront insupportable. Il n'y a pas de plus belle victoire pour un enseignant que d'avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour tenir en échec ceux qui auraient voulu empêcher ses élèves de se construire librement. Ton bourreau a cru faire une démonstration de force en t'abattant. Il n'a su qu'exhiber malgré lui un aveu de défaite. 

Cette bataille, Samuel, tu l'as déjà remportée. Passionné, attentionné, drôle et captivant : c'est ainsi que tes élèves parlent de toi. L'homme qu'ils se remémorent en ces termes et dont ils pleurent la disparition brutale ne pouvait être qu'un grand professeur. De ceux qui font murir derrière les pupitres des esprits justes, des coeurs reconnaissants dénués de méchanceté. Loin des polémiques médiatiques, hors de portée des prêcheurs de haine, tes élèves se souviendront de toi avec la même gratitude tendre que celle que j'éprouve envers les enseignants qui ont changé ma vie. Comme Elizabeth Bourrel, Bernard Diette, Patrice Lheureux, Marie-Noëlle Véran, Sébastien Cote, Luc Verrier et tant d'autres sont pour moi les noms des personnes auxquelles je dois ma vocation et une profusion de richesses que nul ne peut dérober, Samuel Paty sera, pour les enfants qui ont eu la chance de croiser ta route, celui d'un homme dont l'existence était guidée par le souci de les rendre maîtres de la leur. 




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