jeudi 24 décembre 2015

Interroger les dessous de l'Etat sécuritaire

SOURCE :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/23/de-l-etat-de-droit-a-l-etat-de-securite_4836816_3232.html#


« De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité », par Giorgio Agamben


LE MONDE | 23.12.2015 à 06h39 • Mis à jour le 24.12.2015 à 14h34



 OLIVIER BONHOMME

On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.


Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France  : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.

Entretenir la peur


Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler État de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’État ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’État de sécurité ne relève ni de l’État de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’État est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’État de sécurité, ce schéma se renverse : l’État se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.

Aucun sens juridique


De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et État de sécurité : si l’État a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des États dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’État de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’État doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’État nazi et l’État de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).

Incertitude et terreur


C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un État de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’État de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’État de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.

Dépolitisation des citoyens


La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’État de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’État de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’État de sécurité est, d’autre part, un État policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’État de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.

Giorgio Agamben est un philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg.

Giorgio Agamben


Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe, auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

mardi 8 décembre 2015

Conférence BAROJA (mardi 8 décembre)

Ce soir, mardi 8 décembre, à 20h30, aux Ecuries de Baroja à Anglet, Pierre Judet de La Combe, helléniste, directeur à L’EHESS à Paris prononcera une conférence intitulée :

 

“ Pourquoi une Antiquité aujourd’hui ? Le droit à la langue et le droit à l’histoire ”

 

Le titre a été choisi en réponse à la réforme en cours des Collèges, qui réduit fortement l'enseignement des textes en langues anciennes au nom d'un égalitarisme plus moralisateur que réellement pédagogique : 
les langues anciennes, comme les classes bi-langues pour les langues vivantes, seraient des filières d'excellence et donc à bannir au nom d'une "École pour tous" (alors que ces formations n'ont plus a prouver leur qualité égalitaire et démocratique).
La question est : que perd-on avec ces restrictions ? Elles se font au nom de l'efficacité, de la communication directe.
Or cette idée de la langue, comme "langue de service", ne correspond pas à notre situation réelle. Nous vivons de plus en plus en plusieurs langues, dans un "co-linguisme" permanent, entre des usages différents, courants ou "savants" et scientifiques, de la même langue, entre langues différentes. Connaître bien une langue, le français ou une autre langue vivante, ne consiste pas seulement à savoir manier un instrument servant à communiquer correctement, clairement et efficacement des opinions ou des informations. C'est plutôt se doter du moyen de se repérer dans ce monde ouvert et multilingue et, face à ses nouveautés et à ses impératifs, de se construire dans sa ou ses propres langues une position personnelle qui ne se laisse pas fasciner par l'état supposé des choses, mais ouvre sur des possibles.
Cela suppose que les langues soient considérées, et apprises, comme langues de culture, comme histoires (parfois violentes), c'est-à-dire comme des ressources qui permettent d'inventer et de dire ce qui n'est pas encore donné.
Les langues anciennes, que personne ne parle, ont ce mérite d'inciter à vraiment penser ce que peuvent une langue et sa culture, et, si on les traduit à l'École, enrichissent fortement la langue de chacun. En ce sens, elles sont démocratiques.

 
L’entrée est libre et gratuite.

mercredi 25 novembre 2015

Le bonheur ! ?

Pour celles et ceux qui sont intéressés, un colloque consacré au bonheur se tiendra le jeudi 26 et le vendredi 27 au théâtre Quintaou.

Les organisateurs m’informent qu’ils proposent un tarif de 20 euros la journée au lieu de 80 euros pour les membres de notre association.

Il suffit de dire que vous appartenez à l’association de philosophie de Christophe Lamoure.

Voici un lien où vous trouverez le détail du programme des deux journées.

A noter que le film du jeudi soir est annulé et que R. Enthoven n’interviendra pas le jeudi après-midi mais seulement le matin.

lundi 23 novembre 2015

La formule du bonheur ?



« Former toujours de nouveaux désirs et les satisfaire à mesure qu'on les forme, c'est le comble de la félicité ; l'âme ne reste pas assez sur ses inquiétudes pour les ressentir ni sur la jouissance pour s'en dégoûter ; ses mouvements sont aussi doux que son repos est animé, ce qui l'empêche de tomber dans cette langueur qui nous abat et semble nous prédire notre anéantissement. »
 
Montesquieu, Pensées.

mardi 17 novembre 2015

Comprendre la stratégie de Daech

SOURCE :
http://www.la-croix.com/Actualite/France/Gerard-Chaliand-Daech-est-expert-en-manipulation-mediatique-2015-11-16-1380945#

Gérard Chaliand : «Daech est expert en manipulation médiatique»

Pour Gérard Chaliand, expert en stratégie (1), notre idéal démocratique doit désormais s’appuyer sur une fermeté politique et un arsenal juridique adapté à cette nouvelle forme de conflit.

 
La Croix : Comment analysez-vous les attentats de vendredi soir à Paris ?
Gérard Chaliand : Les attaques contre Paris étaient prévisibles depuis longtemps. Déjà, du temps d’Al-Qaïda, la France était située en tête de la liste des pays que promettaient de frapper les djihadistes. Nos engagements militaires ont exacerbé cet objectif déclaré. Je note surtout la minutie de la préparation et son indiscutable impact.
Mais, au-delà du caractère tragique de ces événements, les autorités françaises ne peuvent plus s’en tenir à des propos fermes. Elles doivent passer à des décisions fermes. Déclamer que « nous sommes en guerre » (alors qu’il s’agit d’un conflit), soit. Mais où sont les mesures de guerre ? Je ne les vois nulle part.
Nous avons projeté nos forces militaires à l’extérieur, dans une demi-douzaine de théâtres d’opération. Sur le territoire français, le plan Vigipirate n’a d’efficacité que symbolique et nous n’avons rien fait sur le plan législatif. Il est grand temps de passer aux choses sérieuses.
Il faut arrêter de suspecter des suspects, ne plus attendre qu’ils nuisent pour découvrir, trop tard, qu’ils représentaient une menace sérieuse. Il faut que cesse cette propagande ouverte, ou semi-ouverte, ou à caractère plus ou moins clandestin, menée par des réseaux d’imams, recevant de l’argent de l’étranger dont nous connaissons souvent les filières.
Faire cesser les agissements de ces prêcheurs qui sèment la haine et dont nous récoltons les fruits. Nous devons adapter aux circonstances notre idéal démocratique qui ne convient plus tout à fait aux conditions d’aujourd’hui.

Quelle distinction faites-vous entre guerre et conflit ?
G. C. : La guerre se mène sur un front, avec un ennemi déclaré, visible, localisable. Une situation de conflit, c’est se retrouver avec un adversaire furtif, non aisément localisable. Comme sur le territoire français, par exemple. Ici, nous sommes en guerre de quoi ? Avec qui ? C’est une affaire d’abord de police, de conflits sociaux et idéologiques, avec un adversaire clandestin.
On ne fait pas la guerre avec un clandestin, on le traque. Ce n’est donc pas une guerre, au sens classique du terme. On peut se déclarer « en guerre » mais on fait quoi ? Ce qui compte, ce sont les actes, la fermeté de la réponse de l’État, pas les déclarations spectaculaires ou les mouvements de menton. Il faut modifier l’arsenal juridique et agir avec efficacité.

Que vous inspire le mode opératoire utilisé par les trois commandos dans les rues de Paris ?
G. C. : Rien de neuf. S’attaquer aveuglément et résolument à des civils, cette méthode a déjà été utilisée à Madrid en 2004 (192 morts, 1 800 blessés). Elle a eu pour résultat le retrait des troupes espagnoles d’Afghanistan. C’est une opération d’ordre psychologique. Le terrorisme vise les esprits et les volontés.
Le modus operandi est classique : des exécutants, prêts à s’immoler, frappent le plus possible dans un grand nombre de lieux pour devenir l’événement majeur qui va tétaniser un pays, l’apeurer. Nous n’avions rien connu de similaire en France.
Daech cherche à creuser le fossé entre la population d’origine musulmane et le reste du pays, à rendre inconciliable cet « eux et nous ». Face à ce piège, on ne va pas s’en sortir avec des mots.

Stratégiquement, quelle est la puissance réelle de l’arme terroriste ?
G. C. : Elle est extrêmement limitée. Raymond Aron avait donné cette définition : « Doit être considéré comme terroriste, toute action dont l’effet psychologique est très largement supérieur à ses effets physiques ».
Mieux vaut tuer une personne et être vue de mille qu’en tuer mille et n’être vu que d’une seule. L’effet psychologique des attaques de vendredi soir est très réussi. Daech pratique un terrorisme de déstabilisation.
Nous avons longtemps vécu en sachant qu’une partie de cette jeunesse tourne autour du trafic de la drogue. Notre excellent client, l’Arabie saoudite, finance ceux qui cherchent à nous détruire et nous le savons. Les contradictions montent et nous pètent à la figure. Nous commençons à payer la note d’avoir voulu la paix sociale à tout prix, sans être très regardant sur la réalité.

Pourquoi sommes-nous si mal préparés à cette éventualité ?
G. C. : Parce que nous sortons d’un demi-siècle de paix, de prospérité relative et de protection et que nous vivons dans une société du spectacle. La responsabilité des médias de l’audimat est considérable. Ils font joujou avec l’effroi, sans aucune conscience. Ils montrent tout, répètent sans arrêt les mêmes images effroyables à une population qui a peur de son ombre.
Daech est expert en manipulation médiatique. Ce sont des enfants de Hollywood qui nous servent des films d’horreur. Ils ont la tête embrumée et nous véhiculons leur message à gogo. Nous rendons service à notre adversaire. C’est totalement irresponsable. La télévision française n’arrête pas de faire de la publicité aux exactions de Daech, de relayer la théâtralisation de l’horreur, de la repasser en boucle. Mais cette fois, c’est ici et maintenant. Pour de vrai.

Frapper des civils est-il la marque des formes de guerre modernes ?
G. C. : Depuis la IIe Guerre mondiale et les bombardements sur Dresde, Coventry, Hiroshima, Nagasaki, on tue beaucoup plus de civils que de militaires. Dans les guerres modernes, on cherche surtout à faire craquer l’opinion pour faire plier le politique. Le centre de gravité des guerres contemporaines se situe dans l’opinion publique.
Nous n’encaissons plus les pertes. C’est une vraie mutation dans les sensibilités. Elle tient à notre démographie modeste qui se rétrécit, à nos sociétés vieillissantes, devenues peureuses. Nous vivions dans un milieu bien protégé, préoccupé de loisirs, sous le parapluie américain, débarrassé de la menace soviétique. Nous nous sommes bercés de beaucoup d’illusions sur un monde de paix, de compréhension, avec pour seul critère les droits de l’homme, d’ailleurs à géographie variable. Or, l’Histoire nous apprend que nous serons toujours dans un univers conflictuel.

Gérard Chaliand, théoricien et observateur des guerres irrégulières
Né en Belgique, Gérard Chaliand est un spécialiste écouté des relations internationales, de la stratégie, des conflits armés et des guerres irrégulières. Il a beaucoup fréquenté, comme observateur engagé, les guérillas de la vague de décolonisation sur tous les continents et théorisé les formes évolutives du terrorisme, de l’Antiquité à nos jours.
Auteur de nombreux Atlas stratégiques, ainsi que d’une œuvre littéraire, il a enseigné à l’École supérieure de guerre, dirigé le Centre européen d’étude des conflits, conseillé le Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères. Sans cesser d’aller sur différents théâtres d’opération, il est régulièrement invité dans des nombreuses universités étrangères.


(11) Auteur de Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Daech (Bayard, 2015).

dimanche 4 octobre 2015

Mort du philosophe François Dagognet

SOURCE :



Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.

Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.
Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.
Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.

Scruter le réel

Le fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :
« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »
Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée.

vendredi 2 octobre 2015

Sur l'art contemporain


Le Nouvel Observateur Vous estimez que l'art contemporain n'est pas la simple prolongation de l'art moderne, mais relève, comme l'indique le titre de votre livre «le Paradigme de l'art contemporain», d'une logique entièrement différente.

Nathalie Heinich On a tendance à utiliser «art moderne» et «art contemporain» comme des termes équivalents, dont la seule différence serait chronologique. C'est une erreur : il y a autant de différences entre l'art contemporain et l'art moderne qu'entre l'art moderne et l'art classique. Chacun se distingue par des règles du jeu implicites, qui forment ce que Thomas Kuhn appelait un «paradigme».

Ainsi, l'art moderne repose sur la transgression des règles de la figuration classique (impressionnisme, cubisme, surréalisme... ). L'art contemporain, lui, transgresse la notion même d'œuvre d'art telle qu'elle est communément admise. Par exemple, l'œuvre ne sera plus faite de la main de l'artiste mais usinée par des tiers. L'acte artistique ne réside plus dans la fabrication de l'objet mais dans sa conception, dans les discours qui l'accompagnent, les réactions qu'il suscite... L'oeuvre peut être éphémère, évolutive, biodégradable, blasphématoire, indécente.

Un courant apparu dans les années 1980, le «simulationnisme», proposait même de faire disparaître toute idée d'originalité, puisqu'il s'agissait de reproduire avec la plus grande exactitude des œuvres déjà existantes. L'art contemporain est une invention permanente des manières d'expérimenter les limites ontologiques (la notion d'œuvre) et morales (la façon d'être de l'artiste). D'où la violence des réactions qu'il suscite.

Damien Hirst et Jeff Koons, probablement les deux figures les plus connues aujourd'hui de l'art contemporain, illustrent-ils ce paradigme ?


Même s'ils ne sont qu'un épiphénomène de l'art contemporain, ils illustrent bien en effet la rupture avec les conventions de l'art moderne. Jeff Koons est un ancien trader et s'habille en complet veston, contrastant avec les pantalons de velours fatigués de l'artiste bohème.

Lui et Hirst ne cachent pas qu'ils gagnent beaucoup d'argent, et qu'ils en dépensent beaucoup aussi. Ce sont des entrepreneurs, avec des ateliers de plusieurs dizaines de personnes qui réalisent leurs œuvres, et que l'on retrouve autant en pages people des journaux qu'en pages culture. Leurs œuvres se situent au croisement du sensationnalisme et de la culture populaire: Hirst expose un veau coupé en deux et conservé dans le formol, Koons construit des peluches monumentales. Cette tendance correspond à l'arrivée sur le marché de l'art de nouveaux acheteurs liés à la financiarisation de l'économie mondiale (traders, bourgeoisie des pays émergents).

Depuis une quinzaine d'années s'est formée une bulle artistico-fnancière qui a porté certaines oeuvres à des prix extravagants, ce qui résonne avec l'esprit de ces oeuvres - le kitsch, le cynisme, le spectaculaire. Mais l'art contemporain, qui existe depuis une soixantaine d'années, ne se réduit pas à cette variante assez récente et à vrai dire assez extrême: d'autres courants, plus intellectualisés ou plus émotionnels ou sensoriels, sont davantage appréciés par la plupart des critiques, à l'image de Joseph Beuys ou Daniel Buren, Christian Boltanski, Bill Viola, James Turrell, Anish Kapoor, ou encore, pour remonter dans le temps, Marcel Duchamp et ses fameux ready-mades.

L'art contemporain se distingue également par un nouveau système d'exposition et de commercialisation, et donc de reconnaissance de l'artiste.

Là encore s'est produit un changement de paradigme : en art moderne, la reconnaissance d'un artiste nouveau se faisait d'abord par les galeries et les collectionneurs ; ensuite venaient les musées et enfin le public. En art contemporain, le personnage central est, avec le critique, le commissaire d'exposition, un métier relativement nouveau. Le commissaire opère pour un organisme public - musée, biennale, centre d'art -, et ses choix vont permettre à la cote d'un artiste de décoller. Toutefois, cette prépondérance du public sur le privé tend à se renverser avec la «bulle» des quinze dernières années, où le marché a repris un rôle majeur, du moins pour la consécration des artistes déjà repérés.

Certains artistes se muent en hommes d'affaires et certains hommes d'affaires sont des collectionneurs très actifs. L'art contemporain serait-il devenu le miroir d'une époque régie par la finance?

Depuis toujours la possession d'une œuvre d'art est un moyen privilégié pour afficher sa puissance: la rareté de la pièce unique attise la spéculation. Mais, pas plus que Michel-Ange n'était que le «miroir» de la puissance papale, l'art contemporain ne peut être réduit à un miroir de la finance moderne - ne serait-ce qu'en raison du poids des pouvoirs publics dans sa promotion, qui lui vaut chez certains l'accusation d'être un «art officiel» .

L'art contemporain actuel est, comme le monde marchand, mondialisé: il n'y a plus guère d'écoles nationales, et les propositions artistiques circulent autour de la planète comme les ordres de Bourse. Le rapport au temps est lui aussi en consonance avec la culture actuelle: les intermédiaires cherchent à promouvoir des artistes toujours plus jeunes, et l'on voit des artistes qui ont eu très tôt leur heure de gloire retomber brutalement dans l'anonymat. Le passé s'oublie de plus en plus vite, les artistes arrivent avec une culture de plus en plus axée sur le temps présent, et certains critiques aussi. Il n'existe plus guère non plus de groupes d'artistes, comme dans l'art moderne et dans la première génération de l'art contemporain - autre tendance en phase avec un individualisme généralisé.

Au fond, on se demande ce que cherche l'artiste contemporain.

L'artiste moderne déconstruisait les règles académiques de la figuration au nom d'un impératif romantique: l'expression de l'intériorité. Cette quête exigeait que l'artiste lui sacrifie une réussite trop facile, la vocation devant l'emporter sur la consécration à court terme.

L'art contemporain transgresse aussi cet impératif: l'intériorité devient un stéréotype dont on se joue, en affectant au besoin des postures de dandy ou de cynique. Jeff Koons peut ainsi déclarer : «Le marché est le meilleur critique [...]. Mon œuvre n'a aucune valeur esthétique [...]. Je pense que le goût n'a aucune importance.»

Et Maurizio Cattelan raconte comment, pour une de ses expositions, il avait convaincu ses galeristes de s'habiller en Jane et Tarzan, ou d'organiser un voyage en jet privé sur une décharge de Naples. L'artiste d'hier était maudit, incompris, forcément malheureux: tel était le prix à payer pour incarner une nouvelle forme d'élite. Celui du troisième millénaire peut réaliser les idées les plus farfelues sans que les institutions ne posent de limites - au contraire, elles encouragent ce que certains nomment des «questionnements», d'autres des «provocations». Comme si l'artiste était implicitement chargé par le public d'incarner un fantasme de toute-puissance...

Votre livre ne porte pas de jugement direct, mais on croit comprendre que votre appréciation globale sur l'art contemporain est plutôt négative.

Je travaille sur le sujet depuis près de trente ans, en tâchant de le faire non comme critique d'art mais comme sociologue. Le rôle d'un chercheur n'est pas de trancher entre ces opinions, mais de dégager les valeurs qui les sous-tendent. Pour certains, l'art contemporain est un révélateur désolant et une caricature navrante des travers les plus infantiles de l'époque. Pour d'autres, c'est au contraire un outil de réflexion fascinant et même une catharsis saine et souhaitable.

Quant à mon opinion personnelle, elle est des plus banales: certaines propositions en art contemporain me paraissent magnifiques, d'autres sans aucun intérêt. Du reste, c'est l'une des grandes caractéristiques de l'art contemporain que de pousser à avoir une opinion, d'être un excitant à opinion. Et, en cela aussi, il appartient bien à notre époque.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

NATHALIE HEINICH, sociologue, directrice de recherche au CNRS, vient de publier "le Paradigme de l'art contemporain" (Gallimard), qui est le point d'aboutissement du travail qu'elle mène depuis une trentaine d'années sur le sujet. Elle a également publié "Pourquoi Bourdieu" (Gallimard, 2007), où elle analyse sa rupture avec le sociologue, et "Maisons perdues" (Thierry Marchaisse, 2013), où elle évoque son enfance.

mardi 29 septembre 2015

Le pouvoir de la langue


« Le Pouvoir de la langue » avec Jacques Dewitte, auteur d'un remarquable « essai sur la résistance au langage totalitaire »





Les langues totalitaires exercent sur l'esprit et la sensibilité des hommes une influence à laquelle il est difficile d'échapper. Songeons à la langue du IIIe Reich, à la langue de bois communiste ou au fameux newspeak imaginé par George Orwell : une langue contient et impose une certaine vision du monde que chacun reprend à son compte en la parlant. Pourtant, jamais cette emprise ne peut être totale. Il est en effet possible de s'y soustraire en retrouvant les conditions d'un libre exercice de la parole. L'individu, dans sa confrontation avec la réalité, surmonte alors l'intimidation, se remet à choisir ses mots en puisant dans les ressources de la langue héritée. Bref, il recommence à penser librement et à donner forme à sa propre expérience. Cet essai décrit et analyse cette situation d'emprise et de résistance à la langue totalitaire à travers l'étude de plusieurs grands penseurs du XXe siècle. A partir de ces diverses expériences, et en méditant sur leurs prolongements actuels, Jacques Dewitte jette les bases d'une réflexion philosophique renouvelée sur la nature du langage.




Jacques Dewitte : Une politique de la langue

26/04/07 - Philosophie – Entretien

Termes dévalués, mots de campagne, néologismes : on a le sentiment que le débat politique s'envisage comme une course à l'armement sémantique. Eclaircissements sur "Le Pouvoir de la langue" avec Jacques Dewitte, auteur d'un remarquable "essai sur la résistance au langage totalitaire".

- version intégrale de notre entretien publié dans Chronic'art #34 (avril 2007) - Chronic'art : La philosophie du langage est une discipline plutôt délaissée de nos jours. Qu'est-ce qui a motivé votre recherche, dont on peut reconnaître que si elle lui rend hommage, elle se démarque nettement de la filiation traditionnelle de l'exercice (Benveniste, Saussure, Humboldt, Barthes, Ricoeur) ?

Jacques Dewitte : Dans mon livre, on trouve en effet à la fois une analyse de la langue totalitaire et l'amorce d'une réflexion fondamentale sur la nature du langage, sur sa place dans l'existence humaine (et même dans l'Être en général) que je compte approfondir dans un autre livre en chantier. Cette recherche est issue de plusieurs motivations : un amour des langues -des mots, de la grammaire- (ce que j'appelle la "philologie"), mais aussi une méditation philosophique sur des thèmes tels que "forme et contenu" ou "institution et liberté". Mon intuition fondamentale est que l'origine du langage ne s'explique en rien par quelque processus de survie biologique : il ne fallait pas qu'il eût le langage, on pourrait s'en passer pour vivre. Ce fut donc, à l'origine, un événement de liberté, dont je considère qu'il se poursuit ou se répète en chaque acte de parole singulier - par exemple lorsque nous formons des phrases nouvelles afin d'exprimer ce qui nous vient à l'esprit et nous tient à cœur. Que le langage soit une dimension essentielle de la vie sociale ou affective, qu'il revête une importance anthropologique centrale, voilà qui n'est en somme qu'une banalité. Il est donc fort étonnant que, comme vous le constatez, la réflexion sur le langage soit plutôt délaissée -pas seulement la philosophie du langage, d'ailleurs, mais aussi, me semble-t-il, la linguistique. Dans ma jeunesse étudiante, j'ai vécu une époque de grande exaltation : on avait l'impression d'assister à la découverte, pour la première fois, de l'importance du langage. Avec le développement de la linguistique structurale, on entrevoyait des perspectives inouïes. Je me souviens d'une conversation avec Barthes à Bruxelles en 1966, en compagnie de quelques autres jeunes, où il nous déclarait : votre génération a bien de la chance, elle va connaître un développement sans précédent de la recherche sur le langage. Or, à peine une ou deux décennies plus tard, ce grand élan est retombé. Les linguistes ont dû déchanter : Nicolas Ruwet, revu vers 1991, me confiait sa tristesse du désintérêt pour la linguistique, son regret que la relève ne soit pas assurée. C'est bien regrettable, et il serait grand temps de redonner au langage la place qui devrait être la sienne dans une réflexion anthropologique et humaniste. Dans L'Homme de paroles, Claude Hagège avait exprimé en 1985 un programme allant dans le même sens, mais j'ignore s'il a été entendu. Il faudrait remettre à l'honneur la réflexion philosophique ancienne et classique sur le langage, tout en la nourrissant autant que possible des travaux scientifiques (Merleau-Ponty a été à cet égard le grand pionnier), et en cherchant à intégrer ce qui, dans les différents courants philosophiques contemporains parfois concurrents (phénoménologique et courant analytique), on a écrit d'important sur le langage. Car même si je critique les présupposés du structuralisme (auquel j'oppose des auteurs tels que Humboldt ou Ricoeur), je relis sans cesse les grands linguistes (Jakobson, Benveniste).

Si l'on récuse l'intuition de Barthes concernant la teneur fasciste de la langue, quelle est la marge de manoeuvre pour l'esprit humain entre l'aspect conventionnel du langage et son pouvoir créateur ?

Il y aurait beaucoup à dire sur la "petite phrase" de Barthes. Son erreur fondamentale tient selon moi à ce qu'il oppose deux champs séparés : celui de la contrainte et celui de la liberté, qui serait radicalement extérieure au langage, comme il le dit clairement : "Il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. (…) Le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos". La seule issue réside dans une transgression absolue. Par opposition à ce clivage, ma conception consiste à repérer une liberté interne au langage, située dans la parole, mais pouvant s'étayer sur les ressources offertes par la langue héritée. Notons que Barthes en vient, dans cette Leçon, à souhaiter qu'il y ait "plusieurs langues dans la langue", une "réserve" dans laquelle le sujet "se sent libre de puiser", mais sans réfléchir au fait que, du même coup, c'est sa propre définition de la langue comme principiellement "fasciste", comme formant un "huis clos" qui est remise en question. Pour répondre à votre question, je crois qu'il est impossible de déterminer exactement notre "marge de manoeuvre", de savoir quelle est, dans ce que nous faisons, la part de convention et la part de liberté créatrice. Comme l'écrivait Merleau-Ponty, nous ne pouvons pas avoir de "point de vue de surplomb" sur ce que nous sommes (c'est un aspect de notre finitude), et donc savoir exactement dans quelle mesure nous sommes libres et dans quelle mesure nous sommes déterminés. La seule chose qui nous soit donnée, c'est d'agir et de parler en effectuant un pari raisonnable sur la liberté. Nous ne devons pas nous laisser paralyser par une interrogation sur notre exacte marge de manoeuvre.

"Loin d'être un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique ; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu'elle désigne, elle nous dispense de penser, et même nous empêche activement de le faire". Dans quelle mesure votre Essai sur la résistance au langage totalitaire est-il une réponse à cette assertion de Slavoj Zizek ?

Derrière cette assertion de Zizek se profile toute une construction idéologique que je ne puis que récuser : en gros, une tentative de réactualiser le marxisme le plus orthodoxe avec des injections diverses et de forger une sorte de néo-stalinisme, en passe de devenir la nouvelle doxa de l'intelligentsia mondiale - avec une opposition entre le camp de la "gauche radicale" et celui de l'"horizon libéral-démocrate". Certains de ses arguments sur le totalitarisme ne sont pas dépourvus de pertinence, mais lui fait complément défaut, face à l' expérience du XXe siècle, l'attitude que l'on trouve chez un Kolakowski : une forme d'humilité, la disposition à interroger ses propres désirs et illusions, la prise en compte d'une "logique totalitaire" par laquelle les meilleures intentions émancipatrices se renversent en leur contraire. Curieusement, chez un penseur qui se réclame de Lacan, je n'aperçois pas la moindre amorce de cette "critique du désir" ("critique" au sens kantien du terme) que j'appelle de mes vœux. Mon livre peut en effet être envisagé comme une réponse à l'assertion de Zizek. Je ne conteste pas que la notion de totalitarisme reste problématique et que, comme il le fait remarquer, on mélange parfois, en une sorte d'amalgame, des notions qui devraient être distinguées plus clairement. Il faut la manier avec prudence, mais je ne vois pas comment s'en passer. Les penseurs les plus lucides -ce qui ne veut pas dire qu'ils aient été infaillibles- ont senti qu'était apparu au XXe siècle un phénomène nouveau, auquel, non sans hésitations, ils ont donné le nom de "totalitarisme". Ainsi, Orwell, Arendt, Besançon, Kolakowski -mais aussi un autre auteur important que je ne cite pas dans mon livre et dont la contribution sur ce thème est peu connue : Louis Dumont.

De nombreuses et récentes publications attestent de l'importance d'Orwell pour appréhender notre modernité. Plus que la novlangue et autres trouvailles de 1984, n'est-ce pas plutôt son engagement personnel contre "la politisation intégrale de l'existence humaine" qu'il faut retenir ?

Je me réjouis de ce que vous dites, mais j'ignore à quelles publications vous faites allusion. A la réédition récente du petit livre de Leys (paru en 1984) ou à d'autres ouvrages encore ? Quoi qu'il en soit, je crois qu'il n'y a pas lieu de choisir : l'engagement d'Orwell contre "la politisation intégrale de l'existence humaine" est certes important, mais sa réflexion sur le langage l'est tout autant, même si ce n'est qu'un aspect de sa réflexion globale. Ses écrits -les Essais, articles, lettres en quatre volumes- sont une mine de réflexions diverses, politiques, littéraires, morales, dans lequelle mon livre ne fait que donner quelques coups de sonde.

On constate graduellement un certain appauvrissement sémantique des débats d'opinion. Diriez-vous qu'il est recherché pour s'assurer à travers le contrôle des mots, celui du pouvoir ? L'actuelle campagne présidentielle n'est-elle pas d'ailleurs un signe assez frappant de cette absence totale d'idéologie et de la montée d'une foi aveugle en certains termes rendus vains ? (laïcité, sécurité, libéralisme, etc.). Sans verser dans l'imaginaire du complot, que penser de l'abandon généralement consenti (hommes politiques, journalistes, citoyens, acteurs sociaux) du rôle véritatif du langage ?

Je voudrais regrouper mes réponses à ces trois questions, portant sur la situation du débat politique et intellectuel en France. Compte tenu de mon éloignement géographique, je suis mal placé pour porter un jugement global, notamment sur le campagne présidentielle, mais je vais quand même tenter de répondre. Je relève vos observations sur la situation actuelle : "appauvrissement sémantique", "absence totale d'idéologie", "montée d'une foi aveugle en certains termes rendus vains" ; "abandon du rôle véritatif du langage". D'une manière générale, compte tenu de la conception soutenue dans mon livre, je ne puis qu'être inquiet de tout appauvrissement du langage dans la vie publique -et vous avez raison de ne pas incriminer seulement les hommes politiques, mais tout autant les simples citoyens. Il s'agit d'une situation générale. Sur quelques points soulevés : je crois fermement qu'on ne peut renoncer au "rôle véritatif" (je suppose que, dans votre esprit, ce terme désigne le rapport à une vérité, par opposition à une conception purement instrumentale ou manipulatoire). C'est notamment pourquoi je critique le "discours du soupçon", l'attitude consistant à ne pas prendre au sérieux ce que dit quelqu'un (homme politique ou autre), à démasquer ou démystifier ses intentions réelles à l'encontre de ses propos explicites. Il y a là une vraie pathologie du langage (je m'en suis expliqué dans un long article sur Levinas : "Une parole qui commence. Levinas et la critique de l'herméneutique du soupçon", qui vient de paraître dans la revue Le Cercle herméneutique). Il faut, autrement, dépasser l'idée que les paroles ne seraient que de simples "symptômes", renvoyant à autre chose que détiendrait le démystificateur, et faire crédit préalablement aux hommes de la vérité de leurs dires, même si lorsqu'on est amené ultérieurement à les critiquer. "Foi aveugle en certains termes" : sans doute votre diagnostic est-il juste. Mais comment y remédier ? Je crois qu'il existe un remède fort simple consistant à préciser autant que possible le sens des mots que l'on emploie (même si, quand on parle, on ne peut pas non plus donner à chaque fois une définition préalable de tous les mots qu'on emploie, mais on peut y revenir pour en éclairer le sens). "Libéralisme" : dans une part importante du discours public, ce terme est devenu une insulte pure et simple, qui ne désigne plus rien de clair. Il y a lieu, non seulement de le définir, mais de se remémorer son histoire, de prendre conscience de la pluralité des courants dits libéraux. Certes, il est difficile ou quasi-impossible d'accompagner tout débat politique d'une telle réflexion, mais cela peut avoir lieu en seconde ligne, par exemple dans des groupes de travail. L'année dernière, à Paris, le séminaire du Club "Politique Autrement" était consacré au thème : "Au-delà des préjugés politiques : capitalisme, libéralisme, mai 68, nation" -par une lecture de textes, fut expliqué et discuté en particulier le sens de la notion de "libéralisme". Ce travail fondamental effectué dans un cadre non-universitaire (car ce club présidé par Jean-Pierre Le Goff est une sorte d'université populaire de niveau remarquable) est à mes yeux une manière exemplaire de remédier à l'"appauvrissement sémantique" en favorisant une culture politique.

Un tel travail peut aider à prendre du recul par rapport à l'usage politique et médiatique de certains vocables, et donc à contrecarrer le phénomène que vous repérez : le risque d'une corrélation entre l'appauvrissement des mots et des idées et une forme de contrôle politique. Cela rejoint indirectement l'inspiration de mon livre où j'ai souligné l'importance des "ressources" de la langue héritée pour une parole libre : ici, je parlerais des ressources de la culture politique nécessaires pour le débat politique. Les citoyens n'ont pas seulement besoin d'être informés, ils ont besoin d'une culture qui peut être acquise ou cultivée dans de tels lieux (car la culture est quelque chose qui doit être cultivé). Autrement dit, la culture -littéraire, philosophique, politique- est à mes yeux une forme de résistance, une manière de contrecarrer la passivité. Savoir qu'il existe plusieurs sens de la notion de "libéralisme", qu'elle a donné lieu à un débat dans lequel s'inscrit notre interrogation actuelle peut aider à se déprendre de certains termes devenus de simples épouvantails, selon une démarche purement morale et non plus politique.

N'y a t-il pas à ce sujet une certaine naïveté dans l'espoir de Wat d'une langue post-totalitaire susceptible de distinguer mensonge et vérité ?

C'est une question délicate, à laquelle il est difficile de répondre brièvement. Il serait naïf de croire qu'une langue quelle qu'elle soit puisse empêcher le mensonge ; cela requiert aussi et avant tout l'aspiration des hommes à la vérité (comme le dit d'ailleurs Wat). Il n'en reste pas moins qu'il faut admettre que la langue humaine dans son ensemble est fondée sur la distinction du mensonge et de la vérité, la "sémantique stalinienne" ayant cherché à éradiquer cette différence en allant "par-delà le mensonge et la vérité". Toute la difficulté, que je n'ai fait qu'aborder, est l'articulation entre ces deux plans : une langue en bon ordre de marche et une parole soucieuse du vrai.

"Pourquoi le caractère mauvais de l'humanité devrait-il pouvoir disparaître du langage, alors qu'il se défend tellement bien dans le monde dans son ensemble !". Comment se prémunir de cette assertion de Sternberger qui sonne étrangement comme une damnation ?

Cette phrase de Sternberger a en effet quelque chose d'étrange, dans la mesure où elle semble exprimer un pessimisme conservateur qui ne correspond guère à sa sensibilité globale, globalement libérale. Vous parlez de "damnation" mais le fait de constater une présence persistante du mal dans le monde et chez les hommes n'équivaut pas à une condamnation du monde ou de l'humanité dans leur intégralité. On peut parfaitement articuler une conception d'ensemble qui prenne en compte un mal indéracinable (ce que le christianisme a fait en parlant, maladroitement, de "péché originel") par opposition à l'idée d'une bonté naturelle, tout en estimant que ni l'homme ni le monde ne sont corrompus de part en part, et que l'homme est aussi capable de bien. Mais il faut bien dire qu'une telle réflexion, de nature métaphysique et même théologique, est devenue presque incompréhensible aujourd'hui, alors même que le mal prolifère plus que jamais.

Propos recueillis par Eric Fouquet

Le Pouvoir de la langue et la liberté de l'esprit, de Jacques Dewitte

(Michalon)

Pierre Boutang sur L'apologie de Socrate de Platon


APOLOGIE DE SOCRATE

traduite du grec

de Platon

par Pierre Boutang

Paris, Wittmann, 1946





INTRODUCTION



« Il faut la vue nette et bien purgée pour découvrir cette secrète lumière. »

« Voilà par un plaidoyer sec et sain, mais quand et quand naïf et bas, d'une hauteur inimaginable, véritable, franc et juste au delà de tout exemple, et employé en quelle nécessité ? »

MONTAIGNE, Essais, III, 12.



« Il est bien plus aisé », nous dit Montaigne, « de parler comme Aristote et vivre comme César, qu'il n'est aisé de parler et vivre comme Socrate ». Difficulté extrême, et difficulté presque divine... mais ceux qui recherchent le point où la perfection humaine affleure la réalité d'en haut, les connaisseurs des choses divines ou démoniques deviennent rares et il en est peu qui échappent à la prison ou à la mort. Les temps sont trop troublés ; l'éloquence et la tyrannie ont trop de charmes ; gageons, avec Montaigne encore, que « s'il naissait à cette heure quelque chose de pareil, il est peu d'hommes qui le prisassent ». Mais ce « peu d'hommes » existe, et c'est pour lui que nous nous sommes donné la joie de tenter, une fois encore, une traduction de l'Apologie.



S'il naissait à cette heure quelque chose de tel, si une telle aventure avait choisi de se manifester dans notre siècle, en aurait-on beaucoup parlé ? Les moyens de réduire au silence le juste ont fait de grands progrès depuis la démocratie athénienne. On le fait taire, d'abord, en supprimant sa voix : quand on ne le tue pas, on l'enferme : mais surtout Anytos, Mélétos, et Lycon sont en mesure d'assourdir le monde de leurs cris ; ils ont la presse, la radio, le pouvoir ; ils ont les lois enfin, qu'ils fabriquent et qu'ils savent douer, par une étrange magie, d'une puissance rétroactive. Si la voix juste apparaît, malgré tout, c'est comme dans un silence entre deux vagues, et les frénétiques s'en vengent bien...



Ne cédons pourtant pas à la tentation de calomnier notre temps. Celui de Montaigne, qui goûte si fort l'Apologie, qu'il ne peut s'empêcher d'en faire la paraphrase, ne valait pas beaucoup mieux ; moins « usé », peut-être avait-il même encore plus de violence ? Qu'il était difficile d'être d'un tiers parti : « au gibelin j'étais guelfe, et au guelfe gibelin ». Cette sotte injustice est vieille comme l'histoire ; nous en avons encore récemment fourni de beaux exemples – et c'est quand elle crie trop, quand nous souffrons de son règne insolent, que nous trouvons dans l'Apologie ce qui nous console et qui nous aide.



Parce que nous croyons, finalement, que « s'il est né à notre heure quelque chose de tel », nous l'avons reconnu, parce que la différence des temps et des circonstances ne parvient pas à rejeter l'Apologie hors de nos intérêts et de notre existence, nous l'avons abordée comme un texte vivant, d'une vie immortelle, et que d'autres enseignements nous ont appris à connaître et à aimer.

D'abord quelle étonnante diversité du ton, qui change au gré de l'âme, et selon la chose à dire : quand il faut être noble, exprimer la décision supérieure, demander le seul dû et refuser la grâce, sa hauteur est proprement inimitable. Un homme libre est bien une pure merveille. A trop parler de liberté nous avons oublié l'art de la reconnaître dans les jugements et dans les hommes... Mais quand il faut prouver, on prouve. Nous avons honte, de nos jours, des évidences ; nous ignorons la joie d'une suite sans faille de ces belles raisons qui mettent hors de jeu le sot ou le méchant.

Socrate ne nous fait grâce de rien. Il définit et il prouve. Voyez le mauvais esprit et le mauvais goût : cet homme qui défend sa vie et ne supplie pas, ne fait pas appel aux témoins de moralité, mais au nom du vrai il va jusqu'à démontrer qu'en toute rigueur l'avocat général – l'accusateur public – devrait être à sa place et lui à la sienne. Il est vrai que ses juges, pour n'être pas très forts, valent mieux que ceux de nos tribunaux d'exception. Ils sont Athéniens et, même tirés au sort, capables de suivre un raisonnement ; ils ne dorment pas quand l'accusé défend « trop longuement » son honneur et sa vie, ni ne devisent entre eux.

Enfin, quand il faut dire des choses toutes simples, appeler la nature, la vie ou les œuvres des hommes à l'appui d'une vérité, Socrate n'hésite pas. Il se moque des délicats qui trouveront sans doute que ce sont des façons de parler basses et vulgaires. C'est comme les « inqualifiables » violences qu'il se permet : il ose dire que son accusateur est à la fois un fumiste et un frénétique, et qu'il importe aux juges et à la cité, plus encore qu'à lui-même, que la « fumisterie » de son procès ne devienne pas une forfaiture. Tels sont les trois modes de l'Apologie, une fierté noble, une impitoyable rigueur logique, une violence méprisante ou ironique devant;a sottise, l'incohérence et la vilenie de ses trois accusateurs, Mélétos, Anytos et Lycon.



Arrêtons-nous un instant sur ces trois personnages, dont l'action conjuguée avec une vaste conspiration de toutes les forces obscures et de toutes les passions de la démocratie athénienne, va enlever la condamnation de Socrate. Mélétos parle au nom des poètes, Anytos au nom des artisans, Lycon au nom des orateurs. Ce sont là trois métiers qui, lorsqu'ils ne sont pas ordonnés dans une cité juste, et bien mis à leur place, se confondent avec trois passions, l'orgueil, la cupidité et la flatterie. Mais il est curieux de remarquer que dans ce procès de Socrate, comme dans bien d'autres qui ont souillé l'histoire des hommes, c'est le représentant des poètes, l'homme de lettres qui se révèle l'accusateur essentiel, le témoin à charge le plus féroce. Il est vrai, comme on l'a dit vingt-cinq siècles après Socrate, que la littérature ajoute encore à la férocité naturelle aux humains.

L'explication du fait est dans l'Apologie : les poètes font merveille, mais c'est le plus souvent par une espèce de grâce de nature qui échappe au contrôle de leur jugement. Cela ne serait rien, s'ils ne prétendaient à une infaillibilité qui devient comique ou tragique lorsqu'ils ne s'en tiennent pas strictement au domaine de leur création. Comme ce Mélétos nous est un personnage familier ! Il est poète lui-même sans doute, et peut-être poète de génie... mais ce serait d'un génie souvent barbare et ignorant de ses propres lois. Ni le cœur ni le jugement ne sont chez lui au niveau de la création poétique et de la foi religieuse dont il se fait une sorte de spécialité. Il se dit honnête homme et bon citoyen, et peut-être n'a-t-il pas, comme Socrate, décliné les magistratures et les honneurs pour se livrer à la seule volonté d'Apollon.



C'est donc à cause de cet homme, à cause de ce Mélétos éternel, que Platon se montrera ensuite si sévère pour les bonheurs et les jeux de l'imagination, et qu'il chassera les poètes de sa République. Mais la vraie poésie, excellente et divine, au-dessus des règles et de la raison, qui ne les contredit pas lorsqu'elle les concentre et les purifie sous l'influence du dieu, cette poésie indemne des bassesses du cœur, elle se trouvera sans cesse dans son œuvre ; dès l'Apologie, c'est par le roi des poètes, par Homère, que Socrate répond à Mélétos. Et quelle réponse ! c'est là que la poésie vient rendre à la sagesse le service qu'elle lui doit, de hausser l'âme à un point d'où la mort n'apparaisse plus comme un risque suprême, ni dont la menace puisse excuser la déraison ou l'injustice. Socrate lui-même, le Socrate du Phédon recevra la conseil divin de se livrer à cette poésie où l'existence de l'homme devant la mort doit trouver toute seule, et comme d'un coup d'aile, sa mesure et son chant. Ceux qui aujourd'hui définissent la réalité humaine comme un « être pour la mort » ont-ils bien médité l'ambiguïté de cette mort ? ont-ils assez considéré Socrate penché sur elle, faisant la pire hypothèse, avant de faire la meilleure, mais refusant toujours la facilité pathétique. Est-elle la nuit profonde, celle où parfois veut se plonger Montaigne « la tête baissée... comme dans une profonde muette et obscure, qui m'engloutit tout d'un saut et m'accable en un instant d'un profond sommeil plein d'insipidité et d'insolence... » ? Est-elle au contraire l'éveil à la vraie vie, la promesse des hautes connaissances et des belles amitiés ? mais rien, dans l'un ou l'autre cas, ne peut permettre que sa seule menace vienne troubler les lois et les mesures qui règlent la vie des hommes sous le ciel.



Nous avons voulu reproduire à la suite de notre traduction de l'Apologie les pages où Montaigne reprend l'essentiel de ce texte qui l'avait si profondément marqué. Il le fait dans son essai de la physionomie, au troisième livre. Cet essai, à vrai dire, est une nébuleuse où apparaissent peu à peu des formes, des figures originelles, et entre toutes celle de Socrate. On y voit des visages, celui de Montaigne et celui de La Boétie, des images, celles de la guerre civile ; les unes personnelles comme pour les deux aventures où Montaigne se montre naïvement en si bonne posture, – d'autres générales et poignantes lorsqu'il s'agit de la sérénité du peuple paysan devant la mort. Mais Socrate, le Socrate de l'Apologie est bien au centre : Montaigne voulait seulement dire, et c'était le sens de son titre « De la physionomie » : « voyez comme j'ai bonne mine, et que c'est vertu d'avoir bonne mine... » mais il a rencontré Socrate qui a mauvaise mine, et la mort qui a mine ambiguë ; par là tout a pris la dimension de profondeur où s'estompe la vanité.



Ainsi ceux que la vanité ou la passion aveuglent, les faux sages comme les chrétiens tièdes, ceux qui auraient passé à côté de Socrate en ne voyant en lui qu'un sophiste et un raisonneur, ceux qui aussi bien auraient vécu dans la proximité du Christ sans le connaître, tous ceux-là devraient être ébranlés dans leur conformisme par la lecture de l'Apologie. Mais sans doute importait-il à la transcendance chrétienne que le Christ ne fût pas reconnu ? La « mesure » que Socrate voit dans ce qui lui arrive n'est pas de la même nature, car l'enseignement de Socrate, pour être plein du démonique et du divin, ne comporte rien d'obscur. Cette mesure est plutôt dans l'avertissement solennel, que Platon confirmera dans sa « République » et dans son « politique » : « non, il n'est aucun homme qui puisse s'en tirer, devant vous ou devant aucune autre assemblée populaire, s'il est assez noble pour s'opposer à toutes les injustices et les illégalités qui se produisent dans la cité. » Vingt-cinq siècles d'expérience n'ont pas enlevé de sa force à ce jugement. Et les hommes pourtant persistent à se détruire, et à attaquer les racines mêmes de leur civilisation, en plaçant dans le nombre l'origine des lois et le fondement du pouvoir. Au terme de leur folie, oseront-ils un jour, sur la proposition de quelque Mélétos, interdire et brûler ce texte, tout entier dressé contre l'injustice du nombre et de l'opinion : l'Apologie de Socrate ?



PIERRE BOUTANG.