jeudi 28 juin 2018

Heidegger, entre deux murs

SOURCE :
http://strassdelaphilosophie.blogspot.com/2014/04/heidegger-entre-deux-mur-andre-hirt.html#!/2014/04/heidegger-entre-deux-mur-andre-hirt.html

Ce texte est une occasion de faire découvrir deux philosophes contemporains remarquables : André Hirt et Jean-Clet Martin. Le premier est l'auteur du texte ci-dessous intitulé "Heidegger, entre deux murs". Le deuxième est, en la circonstance, le créateur du blog qui héberge ce texte. Blog que je vous invite à découvrir et à explorer en cliquant sur le lien qui figure comme source.


Heidegger, entre deux murs / André Hirt



Depuis moins d’un an, la bêtise croît… encore. On pensait pourtant, depuis trois décennies, avoir tout connu s’agissant de l’ « affaire Heidegger ». Le procès a repris de plus belle, avec en prime une jouissance propre à ceux qui prennent le coupable la main dans le sac. En parallèle à la parution en Allemagne des Cahiers Noirs dans lesquels on lit bon nombre de formulations ayant trait à l’antisémitisme jusque-là seulement supposé du philosophe, à présent explicitement avoué, bien que les propos tenus soient la plupart du temps ambigus (des facilités de langage, des formules toutes faites de l’époque, mais aussi des énoncés contradictoires, qui s’en prennent précisément à l’antisémitisme!), voici qu’en France on assiste à une nouvelle entreprise de dénazification et de purification du champ philosophique (Heidegger, c’est bien entendu, pour être poli, une philosophie qui sent mauvais…)<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]-->, d’autre part à une remythologisation et à un autre genre de purification du philosophe Heidegger par le biais d’un Dictionnaire qui cherche à tailler dans notre langue la morphologie et la grammaire qui soient à la hauteur d’une pensée pour ainsi dire sacralisée <!--[if !supportFootnotes]-->[2]<!--[endif]-->. On dira donc épuration d’un côté et sanctification de l’autre.

D’un côté donc, d’un nom générique, le côté « Faye », de l’autre, toujours génériquement, le côté « Fédier ». Chacun de ces camps mobilise ses troupes et livre bataille dans ce qui est devenu, avec le temps et considéré de l’extérieur, un verre d’eau philosophique. Pour être exact et même juste, on assiste dans ce tournoi d’un côté à une démolition idéologique en règle, pour la plupart du temps à coup sûr exacte si l’on s’en tient à l’idéologie, de l’œuvre philosophique, qui se trouve radicalement niée et non plus seulement discréditée, de l’autre à la production cérémonielle d’un culte exercé par une chapelle, voire une secte, celle des Gardiens du Temple (on ne relève aucune entrée dans le Dictionnaire qui porte les noms de Derrida, Lacoue-Labarthe, Nancy, Badiou, Lyotard, mais bon nombre de seconds couteaux, leur liste dans l’index est fort longue…, comme si aucune lecture sérieuse, importante et critique n’avait jamais été entreprise) dont le ton confine très souvent au grotesque. En somme, à l’intimidation qui vise à confondre tous les lecteurs passés et futurs en raison de la dangerosité supposée de l’œuvre s’oppose la sacralisation textuelle qui filtre son lectorat par une pratique croquignolesque de la traduction.
Par conséquent, nous en serions réduits à l’impossible et au renoncement : soit par l’interdiction de lire en un autodafé même symbolique que chacun devra exécuter, soit par l’impossibilité pratique de lire. Dans ce dernier cas, le mal est déjà fait, en raison des droits détenus par la maison Gallimard : des générations de lecteurs les mieux disposés doivent abandonner la lecture des « traductions » de Etre et temps et à présent des Contributions à la philosophie– De l’événement  <!--[if !supportFootnotes]-->[3]<!--[endif]--> en raison d’un texte qui n’appartient plus à aucune langue, le comble pour qui connaît un peu de Heidegger. Par conséquent, loin de se diffuser comme on le souhaite pour toute œuvre de quelque ampleur, le sort de celle de Heidegger semble bien scellé à son tombeau.
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En vérité, les deux camps sont tout occupés par une entreprise de « traduction », traduction vers l’idéologique d’un côté, traduction vers la « pensée » de l’autre. Entre les deux, on oublie tout simplement la pratique philosophique de Heidegger, la dimension de son intervention philosophique, hautement spéculative, radicalement inédite en son langage comme en son régime de question. À force de « traduire » en « heideggerien » – ce qui est nommé de façon grandiloquente « pensée » –, ce sabir proprement français, on en vient à oublier l’essentiel, ou pire à rabattre cet essentiel, cette marque d’un déplacement philosophique inouï, la question de l’Etre, sur l’inessentiel. Et à force d’idéologiser, ou plutôt de ré-idéologiser, autre retour ironique à l’origine, on perd carrément de vue le texte et ce qu’il énonce.
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Par-dessus le marché et comme toujours, à un rythme régulier tous les dix ans, l’affaire se finit en comédie journalistique, l’expression commençant à faire sérieusement pléonasme, et produit des ravages sur les quelques jeunes gens philosophes qui restent. Bientôt ils n’auront plus le choix qu’entre le puritanisme et la stérilité de la philosophie analytique dans laquelle ils croiront racheter l’innocence philosophique, comme s’il pouvait en exister une, et la rédaction de manuels de « philosophie à la plage » ou sur n’importe quel autre objet (les perspectives éditoriales, journalistiques et radiophoniques sont à cet égard infinies et assurées de leur audience …). C’est cela la bêtise qui croît… ou encore le devenir-bête de l’intelligence et du savoir-faire philosophiques. « L’affaire Heidegger », exemplairement, davantage encore que les règlements de compte concernant Sartre (qui, voyons, s’est toujours trompé), dans une moindre mesure Derrida qui n’est qu’un beau parleur, Althusser qui est un criminel, etc. sert à cette préparation patiente et en même temps frénétique des déserts déjà fort  étendus. Au mieux, retournez dans vos classes et rabâchez votre retour à Kant et apprenez votre Spinoza qui est si intouchable!
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Il est vrai que la perspective d’un scandale et de fermer le caquet aux philosophes, surtout s’ils sont considérables constitue le seul moyen par lequel les folliculaires peuvent avoir prise sur la pensée, qui dès lors n’existe pas en dehors de quelques slogans ou, en ce moment, du détestable ordre moral qui ronge les paroles, les écrans et ce qu’il reste de papier. Lire et être déplacé par la violence inhérente à toute grande pensée n’est très généralement pas l’affaire des censeurs de l’idée. En soi, ce ne serait pas bien grave étant donné que les philosophes aiment en principe rire d’eux-mêmes (bien que Heidegger sur cette affaire…). Mais la servante thrace a cédé la place à la haine d’un côté, à la piété de l’autre. La comédie, ce ne serait donc pas si grave, malgré tout, si la réalité de la question n’était pas si tragique. Car Heidegger fut effectivement un antisémite basique (on le sait ou on s’en doute au moins depuis bien longtemps), et il fut un immense penseur, ce qui, pour les raisons qu’on a dites, devient impossible à savoir, ne doit plus se savoir et ne le peut plus.
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Une seule chose est intéressante dans l’« affaire Heidegger ». Elle a été dite de nombreuses fois et on n’y reviendra pas. C’est la seule question à approfondir : la conjonction du minable avec la puissance de pensée. Le nazisme est seulement minable. Heidegger est minable et profond. C’est pourquoi rabattre cette pensée sur le sol et la race, y voir dans leur sens idéologique le ressort fondamental de la pensée est une imposture, une opération effectuée sur la langue et les textes. Qu’en général  l’idéologique possède ses voies sournoises, c’est certain. Qu’il y ait des visées et des effets idéologiques ne l’est pas moins, et évidemment chez Heidegger lui-même (ainsi dans le Discours du Rectorat et autres textes « politiques »), mais que l’idéologique soit la fin ultime visée par Heidegger, toute l’œuvre montre le contraire. Il n’y a qu’à considérer, au moins, les cours sur Nietzsche ou par exemple ceci, dans quoi on comprend qui est visé (nous sommes en 1938!) : « Les gens d’aujourd’hui, quant à eux, qu’il ne convient de mentionner que pour s’en écarter, sont hors d’état de savoir quoi que ce soit de la voie pensive ; ils se réfugient dans le “nouveau”, et se donnent ou plutôt se procurent, en mobilisant les thèmes du “politique” et de la “race”, un accoutrement jusqu’ici inconnu dans l’ancienne panoplie de la philosophie classique »<!--[if !supportFootnotes]-->[4]<!--[endif]-->. Heidegger, en de nombreux grands moments textuels ou dans les cours, faisait donc tout de même autre chose… À supposer que la dimension idéologique et pour tout dire opportuniste (c’est pour ma part le point de certitude concernant Heidegger) soit très importante, elle n’écrase pas ce que sur d’autres terrains on appellerait le « scientifique » et qu’ici on appellera au sens fort « pensée ». Absorber l’un des plans par l’autre est une faute de l’intelligence.

C’est pourquoi rabattre l’œuvre du philosophe sur le sol, n’y considérer qu’un ras de terre philosophique, en sur-idéologiant le sol et en s’empêchant de considérer ce que le penseur s’efforce d’entendre par là – et quoi qu’on pense à ce sujet, encore faut-il s’efforcer de le comprendre! – livre certes les textes au croustillant, mais d’abord au malsain, à la malhonnêteté et à l’obscurantisme philosophique. On peut lire à ce sujet du côté « Faye » des considérations bas de plafond, sans la moindre lumière philosophique (elle existe chez Heidegger, même lorsqu’il parle du sol…) qui, à l’inverse, est a priori retirée au philosophe. C’est décidément la nuit, et la nuit philosophique.

Et, plus avant, si l’idéologique se livre au jugement selon le bien et le mal, si encore la sphère du Droit, ce dieu contemporain tout de même sinon contradictoire du moins paradoxal, véhicule toujours en son triomphe une idéologie, il appartient à la pensée dans sa production comme chez son auteur de prendre en compte toutes les contradictions de la réalité, du monde et de l’existence. Et chez quel penseur ne peut-on relever des ombres, des absences, des mutismes et des négligences ? Dans le genre, Heidegger fut effectivement, en opportuniste, un artiste. D’autres que lui auraient assurément fait de meilleurs choix. Mais qui, parmi eux et au même moment, posséda la même puissance de pensée ? Du reste, il convient de concéder qu’un penseur digne de ce nom, par quoi il cherche au moins à se démarquer de l’idéologique, pense toujours contre lui-même. Il est donc impossible d’exhiber ce contre quoi un penseur pense, en faire ce qu’il pense vraiment, en négligeant par conséquent ce qu’il pense et qu’il pense. Et un penseur ne préfère pas la non pensée à ce qu’il s’efforce de penser. Et c’est la pensée qui compte, pour lui comme pour nous.
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Heidegger ne fut donc pas un « pur » nazi et un antisémite, ni un pur penseur irréprochable. Il fut sans doute un antisémite très commun, un nazi prudent, mais un grand penseur certainement. On se doit de veiller, à la lecture, d’une part qu’une pensée est toujours prise dans son temps, avec ses défis (sur lesquels on cède ou pas), ses combats (qu’on livre ou pas), sa rhétorique (qu’on reprend ou pas, mais toujours un peu), et d’autre part, par conséquent à ce que les effets de lecture ne deviennent pas des principes ou, pire, que les principes seraient purement et simplement au service d’effets.

On l’a compris, en aucune façon il ne s’agit de défendre Heidegger, l’homme, ni même coûte que coûte « Heidegger », le philosophe et le penseur. Il s’agit de prendre en compte un texte, sinon une « œuvre » (en vérité des « chemins »), dans lesquels se sont opérées des percées majeures et même décisives pour la pensée (l’existence, le Dasein, un mode d’être de la vérité, celui de la réserve dans laquelle elle se tient, la profondeur possible d’un langage et d’une langue, le site poétique, la reformulation de la technique comme question pleinement métaphysique et même au-delà, la possibilité d’un commencement, etc.). On ne saurait davantage passer sur tous les philosophèmes que Heidegger a appris à reconsidérer autrement plutôt que d’affirmer qu’il n’aurait eu pour seule intention que de glisser en sous-main des contenus nazis, antisémites ou je ne sais quoi d’autre. Tout le travail philosophique de Heidegger n’est-il vraiment rien ?  Faut-il brûler ces pages de percées, boucher ces voies entr’ouvertes ?  Faut-il interdire Heidegger ?  Faire comme si cette pensée n’avait jamais eu lieu ? Et envisage-t-on un instant ce que cela signifie dans le cadre idéologique que l’on prétend dénoncer ?
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On préfèrera consulter la déconstruction qu’un Derrida aura opérée sur l’œuvre de Heidegger plutôt que la simple critique idéologique. La première va plus profond que l’autre, elle est honnête parce qu’elle va à la chose même, à l’affaire philosophique, et ne jouit pas des effets et des faiblesses de l’homme.
Inversement, on a en effet la détestable et stupéfiante impression (mais ça n’est plus seulement une impression devant ces pages de haine) qu’il faudrait au plus vite parvenir à l’os de Heidegger, soit un document quelconque qui règlerait définitivement la question. Et ce document existe peut-être… Et alors ? Nous savons l’essentiel, l’implication dans le nazisme, les propos, les silences, les absences, les « bêtises » aussi. Imagine-t-on un procès Heidegger ? Il serait condamné sans autre forme de procès, n’est-ce pas ? Et pour des raisons morales, combien de penseurs, d’artistes, de savants seraient ainsi condamnés ?  Nous en sommes donc là.
Mais il reste ce qui a été relevé plus haut, des centaines et des centaines de pages de pure spéculation de la plus haute volée qu’on ne saurait infléchir et traduire en galimatias idéologique. Ce type de « traduction », on peut le produire de n’importe quel texte! Or le côté Faye ne fait que, à sa manière, « traduire » Heidegger en sa prétendue vraie langue originelle, soit la rengaine proto-fasciste, dont on sait que l’œuvre en comporte évidemment des traces. Or Heidegger n’a pas par devers soi traduit cette langue de l’origine purement et simplement en la faisant passer en fraude dans le champ de la pensée. Du reste et peut-être à sa grande surprise – envisageons le pire ou le meilleur des  des cas, c’est selon – s’est-il surpris à tirer paradoxalement de ses penchants provinciaux (qu’il pense, que Heidegger pense, au moins parfois, c’est le minimum à concéder au regard de l’œuvre) de quoi éclairer ce qu’il y a à penser et qui l’en a déplacé. Quant aux textes, ils ont éclairé bon nombre de domaines, de plans, sans compter – du coup nous allions l’oublier! – l’éclairage incomparable de certaines des plus grandes œuvres philosophiques de l’Occident. Peut-on lire – vraiment, à fond ?  – Kant et Hegel, Descartes et Nietzsche – sans ce que Heidegger y a dégagé ?  Ne se prive-t-on réellement ni vraiment de rien ?  Bref, la pensée doit-elle s’autocensurer, faire un moratoire, se soustraire à tout risque (qui est la pensée même!). Qu’est-ce qu’une pensée sans risque ? Celle qui raconte l’histoire de la philosophie comme une histoire bien tranquille, progressive, culminant dans un moralisme bon teint, en s’élevant la main sur le cœur contre toutes les errances d’une pensée coupable ? La philosophie est-elle à ce point délimitée par des frontières et des barrières sacrées, oui sacrées comme le laisse entendre le côté « Fédier » ? Et que dire des inquisiteurs qui voient dans l’« affaire Heidegger » de quoi gagner honneur et prestige académiques ? Avec eux, leurs sectateurs diront : Ah que nous sommes beaux et bons, nous les contemporains! Comme nous sommes justes! Et que la fureur de notre justice s’abatte sur le coupable, dussions-nous nous-mêmes et toute pensée en périr!
André Hirt
7 mars 2014
 
<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> Emmanuel Faye, Heidegger, le sol, la communauté, la race (ouvrage collectif), Paris, Beauchesne, 2014, après la parution il y a quelques années de L’Introduction du nazisme dans la philosophie.

<!--[if !supportFootnotes]-->[2]<!--[endif]--> Le Dictionnaire Heidegger, Cerf, 2013. Remarquons, en publiciste, étonnamment s’agissant de Heidegger, l’article « le », soit le seul, l’unique, le vrai !

<!--[if !supportFootnotes]-->[3]<!--[endif]--> Traduites sous le titre Apports à la philosophie – de l’avenance, trad. François Fédier, Paris, Gallimard, 2013. 
<!--[if !supportFootnotes]-->[4]<!--[endif]--> Par exemple ce texte des Contributions (Apports) à la philosophie, op.cit., p. 34. 
 
 

 

mercredi 21 mars 2018

Les grands mathématiciens

SOURCE :
http://www.lemonde.fr/mathematiques/article/2018/03/21/j-aime-bien-les-maths-quand-elles-sont-partagees_5274071_1650729.html



Etienne Ghys : « J’aime bien les maths quand elles sont partagées »

Le mathématicien parraine la nouvelle collection du « Monde », « Génies des mathématiques », pour diffuser sa discipline au plus grand nombre.

LE MONDE | 21.03.2018 à 09h56 • Mis à jour le 21.03.2018 à 15h15 | Propos recueillis par David Larousserie


Etienne Ghys est directeur de recherche à l’Ecole normale supérieure de Lyon et rédacteur régulier de la rubrique « Carte blanche » dans le supplément « Science & médecine » du Monde. Ce spécialiste de l’étude des systèmes dynamiques est aussi très engagé dans la diffusion de sa discipline auprès du grand public. Il a nourri de dizaines d’articles de vul­garisation le site Images des maths (Images.math.cnrs.fr) et a notamment co­réalisé deux films très pédagogiques, Dimensions, une promenade mathéma­tique en 2008 (Dimensions-math.org) et Chaos, une aventure mathématique en 2013 (Chaos-math.org). Académicien depuis 2004 et membre du récent Conseil scientifique de l’éducation nationale, il a accepté d’être le parrain de la collection « Génies des mathématiques ».






Vous-même avez été poussé vers cette discipline par un livre, non ?

En partie oui. J’avais 14 ans, lorsque dans la bibliothèque municipale de ­Roubaix j’ai emprunté le livre Les Grands Mathématiciens (Payot, 1950), d’Eric Temple Bell. C’est un ouvrage de portraits de matheux en 30 chapitres environ. J’ai adoré cela car c’était plein d’anecdotes qui me fascinaient, même si j’ai compris bien plus tard que ce livre contenait des ­erreurs historiques, ou tout au moins une présentation un peu romancée de l’histoire des mathématiques.

Par exemple, Euler y était décrit comme un touche-à-tout, ce qui est correct, mais le chapitre se termine par « le 7 septembre 1783, (…) il cessa de calculer et de vivre », ce qui me laissait l’impression qu’il était une espèce de machine à calculer sans aucun sentiment. Or ce n’est pas conforme à la réalité car Euler n’était pas si froid et calculateur. Il était même très humain, comme en témoigne sa correspondance avec une princesse d’Allemagne où il est question de maths mais aussi de musique, de philosophie…

Quel est votre rapport aux grands « anciens » ?

Je suis toujours plongé dans leurs « vieux machins » en fait. C’est comme cela que j’apprends. Je ne suis évidemment pas le seul. En 2007, pour fêter le centenaire d’un théorème, nous nous sommes réunis à une quinzaine dans un gîte rural de Sologne. Nous avons lu beaucoup d’articles qui précédaient ce théorème et nous avons parcouru le chemin qui y conduisait, tout au long du XIXsiècle. C’était très studieux, on a travaillé comme des fous, en ne mangeant que des pâtes. Et à la fin, on s’est dit que ce travail, cette fête, ne devait pas rester entre nous. Alors on a décidé d’en faire un livre collectif, sorti trois ans plus tard, sous pseudonyme, en français, puis traduit en anglais, et où chacun a écrit et relu tous les chapitres (Uniformisation des surfaces de Riemann, retour sur un théorème centenaire, par Henri Paul de Saint-Gervais, ENS Editions, 2010).

Notre mélange de vision mathématique et historique a été modérément apprécié par les historiens. En écrivant pourquoi telle erreur avait été commise et en la corrigeant avec nos méthodes anachroniques du XXe ou XXIsiècle, nous commettions pour eux une sorte de péché mortel. Nous ne cherchions pas la réalité historique mais la compréhension d’un morceau de mathématiques d’aujourd’hui à travers son passé.

En biologie, à quoi bon apprendre des théories erronées anciennes ? Mais en maths, les erreurs sont utiles.

A quoi cela vous a-t-il servi ?

Cette histoire continue de me nourrir aujourd’hui. On dit en général que les mathématiciens ont une vision cumulative de l’histoire : un théorème vrai un jour reste vrai toujours. Le théorème démontré par Archimède restera évidemment toujours vrai, alors que beaucoup de théories d’Aristote sur la physique ou sur la biologie n’ont plus cours depuis longtemps. Mais la réalité est plus subtile.

Il existe des théorèmes qui ne sont plus intéressants ou d’autres qui changent de statut. Le théorème de Pythagore par exemple. Il est bien connu que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. C’est le fondement de la géométrie euclidienne. Maintenant cela s’applique à des espaces de grandes dimensions et même en physique quantique, où l’on travaille dans des espaces qu’on appelle « de Hilbert » qui sont en quelque sorte définis à partir du théorème de Pythagore. On peut presque dire que le théorème est devenu une ­définition. Il a acquis un nouveau visage.

Autre exemple de ce principe cumulatif à relativiser. En maths on apprécie énormément que des branches différentes se mettent à interagir. Descartes, en introduisant les coordonnées du plan, fait un lien entre l’algèbre et la géométrie et donne naissance à la géométrie ­algébrique. Les maths sont un arbre un peu étrange dans lequel on constate à la fois l’apparition de nouvelles branches et la fusion de branches différentes.

Avez-vous un héros particulier ?

Ceux qui me connaissent savent que c’est Henri Poincaré. Ses textes me parlent car j’y retrouve la même langue, les mêmes notations que j’utilise au quotidien. D’autres maths, comme celles du XVIIsiècle, me sont moins familières.

Mais des textes plus anciens ont aussi mes faveurs. Je voudrais citer ainsi Archimède, qui a laissé des textes ­toujours limpides aujourd’hui. Il a par exemple écrit L’Arénaire, que j’adore, véritable propagande pour la défense des sciences permettant d’expliquer pourquoi les chercheurs ont besoin de moyens. Il y convainc ainsi un roi que des questions apparemment futiles et inutiles, comme celle de compter le nombre de grains de sable qui seraient nécessaires pour remplir l’Univers, peuvent avoir des répercussions inattendues. Un très beau texte.

Les historiens contemporains ont ­entamé un mouvement pour ne plus écrire l’histoire seulement comme celle des grands hommes, mais en s’intéressant aussi à des populations plus obscures et modestes. Est-ce pareil en maths ?

Je n’ai aucun doute sur le rôle important des grands mathématiciens, comme Newton, Gauss, Riemann, Poincaré… que l’on retrouve évidemment dans cette collection, mais ils n’auraient pas existé sans un terreau dont ils sont issus. Beaucoup de mathématiciens inconnus ont joué de grands rôles dans leur histoire. Ils étaient ingénieurs, professeurs du secondaire, mécaniciens… On peut citer un mathématicien, Augustin Mouchot, pionnier de l’énergie solaire au XIXsiècle, qui pour la domestiquer a passé sa vie à dessiner de grands miroirs paraboliques et a résolu d’intéressantes questions de géométrie. Ce serait dommage d’oublier ces « inconnus ».

Vous regrettez l’absence d’autres ­personnes dans cette historiographie ?

Oui, les femmes ! Et pas seulement dans l’histoire, mais aujourd’hui. Certes, d’autres sciences manquent de femmes, et ce n’est pas spécifique aux maths, mais pour notre discipline c’est de pire en pire. Leur proportion au CNRS, en maths, baisse depuis trente ans. Cette année, il n’y a pas de normalienne en maths à Paris, et il n’y en a que deux ou trois à l’ENS Lyon. Je n’ai pas d’explications mais c’est préoccupant.

La France aura-t-elle encore des médailles Fields au congrès international de mathématiques de Rio en août ?

Je ne me prononcerai pas. On a quelques idées pour expliquer le succès de l’école mathématique française. Il faut d’abord le chercher dans l’histoire de France. Napoléon a mis les maths au cœur d’un système éducatif d’élite, autour de Polytechnique, de l’ENS et des grandes écoles. Pendant longtemps (et encore actuellement, à un degré moindre), les maths étaient un passage obligatoire pour les « bons élèves », qui se retrouvent dans les classes préparatoires d’élite (une spécificité française) puis dans quelques écoles prestigieuses. C’est une raison du succès de la recherche mathématique en France.

Autre raison : si je ne me trompe pas, tous les Médailles Fields français sont passés par le CNRS à un moment ou un autre de leur carrière, souvent au début, ce qui leur a permis de travailler dans d’excellentes conditions. Or, le CNRS est une autre spécificité française.

Il faut noter enfin l’inertie de cet « indicateur de qualité » que seraient les médailles Fields. Les lauréats ont moins de 40 ans et ont donc fait leur thèse quinze ans plus tôt et passé leur bac il y a plus de vingt ans. En exagérant un peu, une abondance de médailles françaises signifie que le système marchait bien… il y a quinze ans !

Ce système marche-t-il moins bien aujourd’hui ?

Bien sûr, les résultats de nos collégiens dans les diverses évaluations ne sont pas bons, mais je voudrais relativiser un peu ces constats. On voit par exemple que la Finlande, dont les élèves sont les meilleurs en science, est aussi la dernière pour ce qui est de l’intérêt pour cette discipline. Il n’y a pas qu’une seule manière de mesurer les choses. Et de toute façon, il n’y a aucune raison d’enseigner les maths de la même manière partout. Le contenu des enseignements dépend de la culture locale. Les maths, ce n’est pas aussi universel qu’on peut le penser : on peut choisir le morceau du gâteau qu’on veut manger.

D’ailleurs il y a aussi plusieurs façons de faire des maths. Les Russes sont très forts en géométrie, les Français ont été, eux, marqués par Bourbaki et ses traités sur les mathématiques favorisant plutôt l’abstraction. Au Brésil, que je connais bien pour y avoir travaillé et gardé des contacts, ils ont développé un langage commun qui leur fabrique un terrain de jeu différent du nôtre.

Alors, tout va bien ?

Je suis préoccupé par un problème sociologique majeur : les Ecoles normales supérieures n’ont plus comme naguère le rôle d’ascenseur social. Auparavant, les mathématiciens de l’ENS venaient de milieux plus divers. Aujourd’hui, on a beaucoup de fils d’enseignants du secondaire ou du supérieur dans les promos de normaliens.

Au CNRS, bon an mal an, une douzaine de chercheurs sont recrutés en maths. Chaque année, quelques-uns d’entre eux sont des fils de mathématiciens professionnels, ce qui n’est pas vraiment représentatif de la population française. C’est un mauvais signe pour l’épanouissement des vocations et cela me préoccupe de me rendre compte que ma profession attire moins les jeunes.

Il ne faut évidemment pas en conclure que l’unique objectif des enseignants de France est de former des chercheurs au CNRS. Ils doivent certes former une élite, mais ils doivent surtout contribuer à décomplexer leurs élèves par rapport aux maths. Ma discipline ferait peur, serait froide, déconnectée de la réalité, servirait d’étalon pour évaluer l’intelligence, sélectionner…

Mais ce n’est pas mon expérience, je vois les maths comme une occasion de créativité et d’expression. Les maths ne sont qu’une manière d’être intelligent, mais bien évidemment pas la seule.

Que faudrait-il corriger dans ­l’enseignement ?

Le rapport Torossian-Villani sur l’enseignement des maths, remis au ministre de l’éducation, formule de véritables constats que l’on répète depuis longtemps. Notamment, qu’il faut mieux former les professeurs des écoles à cette discipline. Beaucoup ont peur de cette matière, sans vraiment avoir eu l’occasion de la connaître et de l’apprécier. Ça peut vous étonner, mais ma fille, institutrice, n’est pas trop intéressée par les maths. Un jour, je lui ai proposé de faire de la géométrie dans la cour de récréation, en dessinant à la craie des cercles de différents rayons. Les enfants ont pu constater, avec des bouts de ficelle, que le périmètre était environ trois fois le diamètre. Ça a été un vrai bonheur pour ses élèves et, victoire personnelle, pour ma fille aussi !

En tout cas, clairement, il manque de temps et de moyens pour la formation des professeurs des écoles, aussi bien initiale que permanente.

C’est pour défendre cela que vous avez accepté d’être dans le Conseil scientifique de l’éducation nationale présidé par Stanislas Dehaene ?

Oui, j’espère que ça va marcher. Nous verrons. Pour l’instant j’ai choisi de m’impliquer dans le sous-groupe de travail sur les manuels scolaires du primaire. La première étape est de faire un bilan sur l’usage de ces livres : comment servent-ils ? qui s’en sert ? sont-ils même utilisés ?

Ensuite nous essaierons de rédiger un cahier des charges à destination des maisons d’édition pour définir ce que l’on attend d’un bon manuel scolaire. Aujourd’hui, on constate que si tous les livres se prétendent en accord avec les programmes, ce n’est pas toujours le cas. En outre, il existe des marges de manœuvre sur l’interprétation du programme et nous pourrions proposer de poser des garde-fous.

Quel plaisir prenez-vous à faire des maths ?

C’est d’abord souvent de la souffrance en réalité ! On réfléchit en permanence à un problème, on se pose des questions, on cherche une solution… Bref, on piétine. Pour éviter cet état, beaucoup, comme moi, ont plusieurs sujets en tête pour pouvoir en changer. Je dis souvent d’ailleurs que j’ai fait dans ma carrière des choses faciles, évitant les gros morceaux qui me font piétiner.

L’autre souffrance, c’est l’erreur, l’angoisse d’avoir publié quelque chose de faux. Le pire qui puisse arriver à un chercheur est de recevoir un message de quelqu’un qui trouve une erreur dans de vieux articles. Un erratum est honteux. Cela m’est arrivé une fois, mais ce n’était heureusement pas si grave. Mon article énumérait une liste de cas possibles et il en manquait un, qui était en fait tellement évident que je l’avais omis.

Et le vrai plaisir ?

J’aime bien les maths quand elles sont partagées. Et j’aime évidemment moi-même participer à ce partage par des discussions. Ce rapport à d’autres m’aide à mieux comprendre moi-même. Parfois, cela conduit à de jolies histoires, comme récemment avec un de mes étudiants en master, Christopher-Lloyd Simon. Comme je l’ai dit précédemment, j’avais en tête plusieurs problèmes dont l’un en particulier me turlupinait.

Je voulais l’exposer dans mon dernier livre (A Singular Mathematical Promenade, ENS Editions, 2017). Grâce aux commentaires francs et directs de Christopher-Lloyd sur l’un des chapitres, nous avons trouvé ensemble une manière de débloquer la question. Un article devrait sortir à se sujet. C’est le prototype du plaisir en maths : je suis sorti d’une impasse grâce à une collaboration.

Quelle est votre obsession du moment ?

Elle vient d’un cheminement également inattendu. Je devais préparer un exposé pour des élèves en CP sur le flocon de neige. Je ne me faisais évidemment pas de soucis sur ce que j’allais dire, mais en fouillant, comme j’aime le faire, dans la littérature scientifique, j’ai découvert que la théorie rigoureuse de la croissance des flocons de neige était en fait encore à écrire ! J’ai découvert aussi des textes et des illustrations merveilleuses dans de vieux textes de Kepler ou du Moyen Age. Et c’est ce que je ferai découvrir aux lecteurs du Monde le 29 mars lors d’une conférence. Avec, j’espère, une surprise : j’aurais peut-être démontré d’ici là une conjecture qui m’obsède sur les flocons de neige !

Géométrie et chaos  font leur cinéma


Etienne Ghys est le coauteur (avec Aurélien Alvarez et Jos Leys) de deux films frappant par leur pédagogie, Dimensions, une promenade mathématique, 2008 (www.dimensions-math.org) et Chaos, une aventure mathématique, 2013 (www.chaos-math.org). Réalisés en images de synthèse, avec des calculs parfois originaux et complexes, ils n’ont pas vieilli, si ce n’est peut être dans l’esthétique. Ces deux fois neuf épisodes de moins d’un quart d’heure initient aux notions de dimensions et de chaos.

La recette est à chaque fois la même : de la lenteur dans les propos, des situations très imagées, voire spectaculaires, et des références historiques. De quoi amener le lecteur depuis des bases très simples (les deux dimensions, le mouvement de boules de billard, le calcul différentiel) à des concepts plus difficiles et jusqu’aux préoccupations des mathématiciens contemporains.

Le premier film, très géométrique, est plus statique que le second, consacré justement aux mouvements, stables ou, au contraire, chaotiques. Dans ce second volet, des boules de billard s’entrechoquent, des planètes se tournent autour, des figurines de Lego font la course, des canards oscillent sur l’eau et un magnifique taureau de Wall Street se fait parcourir l’échine et les cornes par plusieurs boules.

Inutile de dire que bon nombre des génies de la collection de livres proposés par Le Monde sont sollicités dans ces films : Euclide, Newton, Laplace, Gauss, Riemann, Poincaré…

A signaler, dans le premier film, l’ultime chapitre entièrement consacré à une démonstration pas à pas et très géométrique d’un théorème de Riemann sur la sphère. De quoi convaincre que « démontrer » n’est pas « montrer » et que regarder ces images peut aussi servir à susciter des vocations.

Au programme


Le Monde organise, jeudi 29 mars, de 19 heures à 20 h 30, dans son auditorium, une conférence avec Etienne Ghys, membre de l’Académie des sciences, directeur de recherche au CNRS et parrain de la collection « Génies des mathématiques », sur le thème « La géométrie des flocons de neige ».

lundi 5 mars 2018

Ecouter et lire Bruno Latour

Dans le prolongement de la causerie du samedi 3 mars à la librairie de la Rue en Pente (Bayonne) au sujet du livre passionnant de Bruno Latour, Où atterrir ? (La Découverte), je vous propose cette conférence tout aussi passionnante :

 
 
 

vendredi 2 février 2018

Tableaux corsaires



Au sujet de l'œuvre de Michel Haramboure


Les enfants aiment coller des posters dans leur chambre. Ils recomposent leur album de famille en affichant aux murs les héros qu'ils admirent et rêvent d'avoir pour amis ou compagnons de vie. Ces derniers leur soufflent que la vie est ailleurs, plus grande, plus intense, plus dangereuse. La chambre devient alors une caverne et les images tendues sur les parois, des symboles magiques censés favoriser la chasse au vrai monde. Changer de famille et changer le réel, c'est l'affaire de toute enfance (de toute vie ?).

Manuel Haramboure est un enfant prolongé, autant dire un vivant prolongé. Le cas est rare car la vie fait peur et seul un enfant, inconscient, a la force et la naïveté de partir à son assaut. Il dit les choses quand les adultes les taisent, alors on l'envoie dans sa chambre. Le peintre passe lui aussi du temps dans sa chambre, mais celle-ci, de temps à autre, est ouverte au public, on appelle ça une exposition. Là, se tiennent, couchées sur des toiles, les visions de l'artiste, autant de cartes rapportées de ses voyages hallucinés au pays du réel.

L'âme de l'enfant est tourmentée, on le sait, au moins depuis Freud. Celle de Manuel Haramboure aussi. On reconnaît un peintre à ses taches, celles qu'il fait sur ses tableaux, reflets de celles qui maculent ses vêtements et sa conscience. « À moitié victime, à moitié complice, comme tout le monde » (Sartre). Il ne maquille pas, il n'esquive pas, il montre. Suant, hirsute, dérisoire, il accomplit sa besogne de pauvre. Tandis que les images se disputent le réel, il se bagarre pour recueillir et projeter les signes d'un réel qui a le sens du tragique, tissé des intrigues inextricables du mal, du désir et du bien.

Un créateur est toujours violent. Sinon c'est un faiseur, ou un enjoliveur, peut-être la pire espèce, la plus vaine : « il n'y a plus rien à enjoliver, dans une société et dans un monde où tout est constamment enjolivé de la manière la plus répugnante » (T. Bernhard). On croit d'habitude que l'artiste se réfugie dans la fiction quand les « gens sérieux » se rapportent aux faits. C'est l'inverse. Les « gens sérieux » se complaisent dans la comédie humaine et tiennent leur emploi du mieux qu'ils peuvent, en donnant le change des apparences. L'artiste, lui, refuse de participer à cette parade ; il se réfugie dans le réel, il ne veut pas le laisser filer ou se dissoudre sous les feux du mensonge. La cruauté et la violence sont l'envers de toute vie ; la beauté aussi.

Ceux qui ont eu le courage d'explorer cette face cachée sont fascinants. Ils sont portés par une force étrange qui les jette vers le péril, en un point où puissances de vie et puissances de mort se répondent. Le plus souvent, ils se perdent dans ce périple infernal. Manuel Haramboure relève les traces de ces itinéraires improbables, il tire le portrait de ces monstres d'humanité. Ses tableaux disent le défi possible, une forme de panache, de noblesse, sans illusion, face à une vie rude, face à une histoire féroce, promises toutes deux à un tranquille désastre.

L'enfant dit : « le roi est nu », mais devenu artiste, on ne le punit plus ; tout au contraire, c'est nous qui le rejoignons dans sa chambre. Ces héros noirs qu'il célèbre, cette violence qu'il met en scène, ces abîmes intimes qu'il dessine, dressent le décor de nos existences et creusent dans l'âme le sillage sombre d'un combat lumineux. Nous rêvons d'en découdre.



Christophe Lamoure, mars 2013.

mardi 16 janvier 2018

Choderlos de Laclos à propos de l'éducation des femmes

SOURCE :
https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20180113.OBS0585/de-l-education-des-femmes-la-reponse-de-laclos-au-droit-d-importuner.html


"De l'éducation des femmes" : extraits


Venez apprendre comment, nées compagnes de l’homme, vous êtes devenues son esclave; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel; comment enfin, dégradées de plus en plus par votre longue habitude de l’esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants, mais commodes, aux vertus plus pénibles d’un être libre et respectable. (…)

Ne vous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n’attendez point les secours des hommes auteurs de vos maux: ils n’ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir; apprenez qu’on ne sort de l’esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible? C’est à vous seules à le dire puisqu’elle dépend de votre courage en elle vraisemblable.

Toute convention, faite entre deux sujets inégaux en force, ne produit, ne peut produire qu’un tyran et un esclave, il suit encore de là que dans l’union sociale des deux sexes, les femmes généralement plus faibles ont dû être généralement opprimées; ici les faits viennent à l’appui des raisonnements. Parcourez l’univers connu, vous trouverez l’homme fort et tyran, la femme faible et esclave (…)

Quand on parcourt l’histoire des différents peuples et qu’on examine les lois et les usages promulgués et établis à l’égard des femmes, on est tenté de croire qu’elles n’ont que cédé, et non pas consenti au contrat social, qu’elles ont été primitivement subjuguées, et que l’homme a sur elle un droit de conquête dont il use rigoureusement. (…) ils sentirent bientôt le besoin qu’ils avaient des femmes; ils s’occupèrent donc à les contraindre, ou à les persuader, de s’unir à eux. Soit force, soit persuasion, la première qui céda, forgea les chaînes de tout son sexe. (…); les hommes étendirent bientôt jusqu’à elles cette même idée de propriété qui venait de les séduire et de les rassembler; de cela seul qu’elles étaient à leur convenance et qu’ils avaient pu s’en saisir, ils en conclurent qu’elles leur appartenaient: telle fut en général l’origine du droit. Les femmes manquant de forces ne purent défendre et conserver leur existence civile; compagnes de nom, elles devinrent bientôt esclaves de fait, et esclaves malheureuses; leur sort ne dut guère être meilleur que celui des noirs de nos colonies. L’oppression et le mépris furent donc, et durent être généralement, le partage des femmes dans les sociétés naissantes.

Elles sentirent enfin que, puisqu’elles étaient plus faibles, leur unique ressource était de séduire; elles connurent que si elles étaient dépendantes de ces hommes par la force, ils pouvaient le devenir à elle par le plaisir. Plus malheureuses que les hommes, elles durent penser et réfléchir plutôt qu’eux. 

Jean Salem, philosophe

SOURCE :
https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180115.OBS0620/mort-de-jean-salem-philosophe-epicurien.html



Mort de Jean Salem, philosophe épicurien
L'auteur de "Tel un dieu parmi les hommes" est mort ce 14 janvier 2018. Il avait 65 ans.
Par L'Obs
Publié le 15 janvier 2018 à 11h53
Professeur à Paris-I Sorbonne, où il animait un séminaire intitulé «Marx au XXIe siècle», Jean Salem était avant tout spécialiste du matérialisme antique (Démocrite, Epicure, Lucrèce...). Né le 16 novembre 1952 à Alger, il était le fils d’Henri Alleg, auteur de «la Question», ce fameux essai qui avait dénoncé l'usage de la torture par l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Il est mort dans la nuit du 13 au 14 janvier 2018, à Rueil-Malmaison, victime d'une tumeur au cerveau. 
Auteur de nombreux livres, dont «Tel un dieu parmi les hommes : l'éthique d'Epicure» (Vrin, 1989) et «le Bonheur ou l'Art d'être heureux par gros temps» (Bordas, 2006), Jean Salem nous avait expliqué, dans «Le Nouvel Observateur» en 2008, pourquoi les préceptes d'Epicure restent un excellent antidote contre les poisons du monde moderne.
Le Nouvel Observateur. Commençons par les malentendus courants au sujet de l'hédonisme épicurien. Qu'est-ce que le véritable épicurisme au regard de cette conception très vulgarisée ?
Jean Salem. Les contrefaçons actuelles de l'hédonisme, on pourrait grosso modo les résumer par cette phrase que saint Paul prête aux impies: «Mangeons, buvons, car demain nous mourrons.» Ainsi la vie se résumerait à une chasse aux plaisirs, un peu animale, cumulative, contre le temps qui passe. Cette manière d'être hédoniste est évidemment mêlée à une grande angoisse de mort. Raison pour laquelle elle est bien en phase avec cette sorte de psychose maniaco-dépressive si courante aujourd'hui.
L'hédonisme épicurien, au contraire, se propose de calculer les plaisirs et les peines de façon précautionneuse. Tout bien pesé, il faut savoir se passer de certains plaisirs, nous dit-il, quand ceux-ci se paient de beaucoup de chagrins, de douleurs, d'embrouillaminis. Tout désir devient pathogène à partir du moment où il est infini. Le premier de ces désirs infinis étant l'envie de vivre toujours, qui est l'envers de la crainte de la mort.
N. O. Alors justement, comment Epicure opère-t-il ce tri entre désirs sains et désirs pathologiques ?
J. Salem. On connaît les trois grandes catégories de désirs que distingue l'épicurisme antique. D'un côté, les désirs naturels et nécessaires : la faim ou la soif. Mais aussi le désir d'avoir des amis ou celui de philosopher, qui ne relèvent pas directement de la survie, mais sont nécessaires à l'équilibre, au bonheur. On ne peut pas vivre sans amis. Les amis sont nos gardes du corps, physiquement et moralement.
Ensuite, il y a les désirs naturels mais non nécessaires, comme le désir sexuel. Celui-ci conserve la marque de la nature, car il a une fin assignable, il a des bornes. A moins bien sûr que nous ne basculions dans l'amour-passion, insatiable, tourmentant, mais là c'est autre chose justement.
Et puis il y a les désirs non naturels et non nécessaires: désir du luxe ou de la gloire, par exemple. Des désirs de vent, des désirs de ce qui ne peut jamais s'attraper. C'est leur illimitation qui les caractérise. On n'est jamais suffisamment riche, glorieux, ou sûr de vivre encore demain. L'enjeu de l'épicurisme, c'est précisément d'éliminer ces désirs-là pour trouver l'ataraxie, l'absence de trouble, la pax animi, comme dira Lucrèce.
N. O. Quelle figure ancienne ou contemporaine incarne le mieux pour vous le sage épicurien?
J. Salem. Pardonnez-moi de donner dans l'intime, mais je répondrai : mon père, Henri Alleg (1), l'auteur de «la Question». Un livre-témoignage sur la torture en Algérie, torture qu'il a subie et à laquelle il a résisté. Quel rapport me direz- vous? La figure du résistant, de celui qui ne pourrait supporter de déroger à sa ligne, de celui qui est inaccessible à des désirs mesquins, à l'envie de nuire, à l'appétit du petit gain, voilà la figure même du sage antique pour moi. Le contraire en somme du «Bel-Ami» de Maupassant, de la crapule qui se règle sur la loi de la jungle, du renégat qui a tourné vingt fois sa veste, de l'homme-pétasse, pour le dire vite, qui prospère sur notre fumier postmoderne.
N. O. A l'intérieur de cet idéal antique, qu'est-ce qui sépare l'éthique épicurienne des autres, à commencer par sa soeur ennemie, la morale stoïcienne?
J. Salem. Le stoïcisme fondé par Zenon de Citium, un contemporain d'Epicure, affirme que le bonheur réside dans la vertu, et non dans le plaisir. Tout porte à croire cependant que, pratiquement, un sage stoïcien et un sage épicurien devaient avoir des vies assez semblables par leur sobriété. Il n'en reste pas moins que les principes qui guident ces deux écoles sont notablement opposés.
Tout plaisir étant un bien pour Epicure, il n'y a aucune raison valable de s'interdire ponctuellement des «extras». Tandis que chez les stoïciens, il y a tout de même cette idée - à laquelle les chrétiens applaudiront avec délices - que la privation, la souffrance facilitent le progrès moral et sont plutôt une bonne chose. Idéologiquement, il est donc clair que la doctrine stoïcienne était beaucoup plus propice à être récupérée par tous ceux qui pensent qu'il faut aux esclaves une petite religion leur permettant de serrer les dents. C'est d'ailleurs ce qui se produira: deux ou trois siècles à l'avance, le stoïcisme fera le lit du christianisme, tandis que l'épicurisme deviendra une doctrine persécutée.
N. O. D'où vient sa force de scandale ? Epicure n'était pas un provocateur après tout, contrairement à Diogène...
J. Salem. Elle réside dans cette simple affirmation: vivre, c'est bien. Observez les animaux et les petits enfants, dit Epicure. Voyez-les courir vers le plaisir et fuir dans la direction opposée quand la douleur les menace. La joie, le plaisir, voilà la norme. Tout le reste n'est que dysfonctionnement provisoire. N'importe qui peut faire cette expérience authentiquement épicurienne. Et n'y voyez rien de gnangnan: entrez dans une maison où vit un bambin de 2 ou 3 ans, qui s'agite, qui court, qui est heureux. Aussitôt vous sortez de la folie ordinaire, des soucis médiocres: la vie refait irruption, avec toute sa puissance d'affirmation.
N. O. La longue fréquentation de cette doctrine vous a-t-elle transformé?
J. Salem. Il va de soi que le fait d'ânonner les vingt-six mille commentaires de la célèbre phrase: «La mort n'est rien pour nous, puisque lorsque nous sommes, la mort n'est pas là et lorsque la mort est là, nous ne sommes plus», cela modifie son homme. La bête humaine en vient à se dire qu'elle peut oublier un peu la tripe. [Rires.] On peut bien sûr considérer qu'il y a là un tour de passe-passe, une entourloupe.
Pour ma part, je trouve que la technique épicurienne d'accoutumance à l'inévitable demeure d'une redoutable efficacité. Sans cela, comme dit Schopenhauer, si nous étions vraiment conséquents avec nous-mêmes, et dans la mesure où il est proprement insupportable de penser que la vie doit finir, il faudrait faire comme les chiens qui hurlent jusqu'à la mort sur la tombe de leur maître.
N. O. Qu'est-ce qui distingue cette attitude de la pure résignation?
J. Salem. Ça peut paraître trop beau pour être vrai, mais les épicuriens arrivent à nous faire croire que dans une vie finie on peut parvenir à goûter aux mêmes plaisirs que si elle était infinie. Lorsque l'on croise certains octogénaires sereins, ceux dont toute la manière d'être dit que si c'était à refaire ils le referaient, on a là l'incarnation même du sage évoqué par Lucrèce. Pensons aux mots d'un Kant à l'heure de sa mort: «C'est bien.»
N. O. Outre la position à tenir face à la mort, qu'est-ce qui demeure selon vous le plus opérationnel aujourd'hui dans la morale épicurienne?
J. Salem. Il se trouve que comme les grands épicuriens «historiques», nous vivons une période d'effondrement absolu. Pour Lucrèce, c'était la fin de la République à Rome, les guerres civiles. On venait de crucifier des milliers d'esclaves après la révolte de Spartacus. Epicure, lui, a été le témoin de l'effondrement de l'empire d'Alexandre, de la fin de la Cité grecque comme entité pour laquelle on pouvait vivre ou mourir. Dans ce genre de monde-là, avoir un squelette idéologique, une doctrine qui vous «blinde», une armure intime, c'est capital.
Il y a des époques où il faut mépriser la politique parce qu'elle est devenue méprisable. C'est souvent le cas de la nôtre, il me semble. Pour ne pas avoir l'air de m'échauffer, je me bornerai à citer le nom de Berlusconi. [Rires.] La question des faux besoins est, elle aussi, très actuelle. Viser des désirs limités peut procurer des bénéfices évidents dans un système capitaliste dont le propre est d'hystériser les désirs, et où l'on est affreusement malheureux si l'on est déconnecté quinze jours de sa boîte mail ou de son portable.
N. O. Faisons un essai de politique-fiction... Quelle serait dans les circonstances actuelles l'attitude adoptée par un épicurien quant à la chose publique?
J. Salem. Epicure propose des solutions «à la hippie», pour donner dans l'anachronisme. Disons qu'à la manière des Verts allemands des années 1980, il adopte une posture antisystème, sans être pour autant un farouche révolutionnaire. Certains ont même considéré qu'il s'adresse davantage aux «bobos» d'Athènes qu'à ceux qui sont tout en bas de l'échelle sociale. C'est en tout cas quelqu'un qui se trouve radicalement en butte aux bien-pensants de son temps. Un notable du Ier siècle av. J.-C. comme Plutarque par exemple, prêtre auprès du centre panhellénique de Delphes, envisage les gens du Jardin comme des parasites. Des types qui viennent à la ville profiter de ses bienfaits, puis se retirent sans se mêler de politique.
Il y a, en outre, une forme de pacifisme dans l'épicurisme, chez Lucrèce notamment. Mais attention, pas un pacifisme bêlant. Il y a, dans cette doctrine, un très grand pessimisme anthropologique, qui constitue la contrepartie de ce que j'appellerais son optimisme naturaliste. La nature te donne tout pour être heureux : libre à toi de ne pas lui demander l'impossible.
N. O. Ce qui frappe toutefois dans votre vision de l'épicurisme, c'est la capacité communicative de résistance que vous lui prêtez... Est-ce cela qui fait le plus défaut aujourd'hui?
J. Salem. Les épicuriens ne sont pas des «rouges», mais ils enseignent un mépris très salubre à l'égard de toutes les institutions faites de vent et de tous ceux qui se prennent au sérieux, ceux-ci étant particulièrement lugubres en ce moment. Il y a d'autre part chez Epicure une théorie qui a beaucoup fait causer - Marx notamment. C'est celle du clinamen, cette faculté que l'atome a de dévier de sa trajectoire selon un tout petit angle. Lucrèce en donne une superbe «preuve». Quand une foule me pousse dans une certaine direction, je peux toujours opposer mon épaule pour tenter de lui résister. C'est à mes yeux une définition assez parfaite de la liberté. Chacun a toujours la possibilité de ne pas aller dans le sens où les circonstances le poussent.
Propos recueillis par Aude Lancelin et Marie Lemonnier

(1)
Henri Alleg, de son vrai nom Harry Salem, né en 1921, journaliste franco-algérien, membre du PCF, il fut le directeur d'«Alger républicain». Séquestré et torturé par les parachutistes français en 1957, il vit actuellement à Paris.
Paru dans "L'OBS" du 7 août 2008.



Conférence de Baroja, mardi 2 décembre, "Ecrire la philosophie"

MARDI 2 DÉCEMBRE, 20 heures, Ecuries de Baroja. Frédéric Schiffter, philosophe, romancier. Dernier titre paru : Carnets d’un honnête ho...