jeudi 28 juin 2018

Heidegger, entre deux murs

SOURCE :
http://strassdelaphilosophie.blogspot.com/2014/04/heidegger-entre-deux-mur-andre-hirt.html#!/2014/04/heidegger-entre-deux-mur-andre-hirt.html

Ce texte est une occasion de faire découvrir deux philosophes contemporains remarquables : André Hirt et Jean-Clet Martin. Le premier est l'auteur du texte ci-dessous intitulé "Heidegger, entre deux murs". Le deuxième est, en la circonstance, le créateur du blog qui héberge ce texte. Blog que je vous invite à découvrir et à explorer en cliquant sur le lien qui figure comme source.


Heidegger, entre deux murs / André Hirt



Depuis moins d’un an, la bêtise croît… encore. On pensait pourtant, depuis trois décennies, avoir tout connu s’agissant de l’ « affaire Heidegger ». Le procès a repris de plus belle, avec en prime une jouissance propre à ceux qui prennent le coupable la main dans le sac. En parallèle à la parution en Allemagne des Cahiers Noirs dans lesquels on lit bon nombre de formulations ayant trait à l’antisémitisme jusque-là seulement supposé du philosophe, à présent explicitement avoué, bien que les propos tenus soient la plupart du temps ambigus (des facilités de langage, des formules toutes faites de l’époque, mais aussi des énoncés contradictoires, qui s’en prennent précisément à l’antisémitisme!), voici qu’en France on assiste à une nouvelle entreprise de dénazification et de purification du champ philosophique (Heidegger, c’est bien entendu, pour être poli, une philosophie qui sent mauvais…)<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]-->, d’autre part à une remythologisation et à un autre genre de purification du philosophe Heidegger par le biais d’un Dictionnaire qui cherche à tailler dans notre langue la morphologie et la grammaire qui soient à la hauteur d’une pensée pour ainsi dire sacralisée <!--[if !supportFootnotes]-->[2]<!--[endif]-->. On dira donc épuration d’un côté et sanctification de l’autre.

D’un côté donc, d’un nom générique, le côté « Faye », de l’autre, toujours génériquement, le côté « Fédier ». Chacun de ces camps mobilise ses troupes et livre bataille dans ce qui est devenu, avec le temps et considéré de l’extérieur, un verre d’eau philosophique. Pour être exact et même juste, on assiste dans ce tournoi d’un côté à une démolition idéologique en règle, pour la plupart du temps à coup sûr exacte si l’on s’en tient à l’idéologie, de l’œuvre philosophique, qui se trouve radicalement niée et non plus seulement discréditée, de l’autre à la production cérémonielle d’un culte exercé par une chapelle, voire une secte, celle des Gardiens du Temple (on ne relève aucune entrée dans le Dictionnaire qui porte les noms de Derrida, Lacoue-Labarthe, Nancy, Badiou, Lyotard, mais bon nombre de seconds couteaux, leur liste dans l’index est fort longue…, comme si aucune lecture sérieuse, importante et critique n’avait jamais été entreprise) dont le ton confine très souvent au grotesque. En somme, à l’intimidation qui vise à confondre tous les lecteurs passés et futurs en raison de la dangerosité supposée de l’œuvre s’oppose la sacralisation textuelle qui filtre son lectorat par une pratique croquignolesque de la traduction.
Par conséquent, nous en serions réduits à l’impossible et au renoncement : soit par l’interdiction de lire en un autodafé même symbolique que chacun devra exécuter, soit par l’impossibilité pratique de lire. Dans ce dernier cas, le mal est déjà fait, en raison des droits détenus par la maison Gallimard : des générations de lecteurs les mieux disposés doivent abandonner la lecture des « traductions » de Etre et temps et à présent des Contributions à la philosophie– De l’événement  <!--[if !supportFootnotes]-->[3]<!--[endif]--> en raison d’un texte qui n’appartient plus à aucune langue, le comble pour qui connaît un peu de Heidegger. Par conséquent, loin de se diffuser comme on le souhaite pour toute œuvre de quelque ampleur, le sort de celle de Heidegger semble bien scellé à son tombeau.
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En vérité, les deux camps sont tout occupés par une entreprise de « traduction », traduction vers l’idéologique d’un côté, traduction vers la « pensée » de l’autre. Entre les deux, on oublie tout simplement la pratique philosophique de Heidegger, la dimension de son intervention philosophique, hautement spéculative, radicalement inédite en son langage comme en son régime de question. À force de « traduire » en « heideggerien » – ce qui est nommé de façon grandiloquente « pensée » –, ce sabir proprement français, on en vient à oublier l’essentiel, ou pire à rabattre cet essentiel, cette marque d’un déplacement philosophique inouï, la question de l’Etre, sur l’inessentiel. Et à force d’idéologiser, ou plutôt de ré-idéologiser, autre retour ironique à l’origine, on perd carrément de vue le texte et ce qu’il énonce.
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Par-dessus le marché et comme toujours, à un rythme régulier tous les dix ans, l’affaire se finit en comédie journalistique, l’expression commençant à faire sérieusement pléonasme, et produit des ravages sur les quelques jeunes gens philosophes qui restent. Bientôt ils n’auront plus le choix qu’entre le puritanisme et la stérilité de la philosophie analytique dans laquelle ils croiront racheter l’innocence philosophique, comme s’il pouvait en exister une, et la rédaction de manuels de « philosophie à la plage » ou sur n’importe quel autre objet (les perspectives éditoriales, journalistiques et radiophoniques sont à cet égard infinies et assurées de leur audience …). C’est cela la bêtise qui croît… ou encore le devenir-bête de l’intelligence et du savoir-faire philosophiques. « L’affaire Heidegger », exemplairement, davantage encore que les règlements de compte concernant Sartre (qui, voyons, s’est toujours trompé), dans une moindre mesure Derrida qui n’est qu’un beau parleur, Althusser qui est un criminel, etc. sert à cette préparation patiente et en même temps frénétique des déserts déjà fort  étendus. Au mieux, retournez dans vos classes et rabâchez votre retour à Kant et apprenez votre Spinoza qui est si intouchable!
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Il est vrai que la perspective d’un scandale et de fermer le caquet aux philosophes, surtout s’ils sont considérables constitue le seul moyen par lequel les folliculaires peuvent avoir prise sur la pensée, qui dès lors n’existe pas en dehors de quelques slogans ou, en ce moment, du détestable ordre moral qui ronge les paroles, les écrans et ce qu’il reste de papier. Lire et être déplacé par la violence inhérente à toute grande pensée n’est très généralement pas l’affaire des censeurs de l’idée. En soi, ce ne serait pas bien grave étant donné que les philosophes aiment en principe rire d’eux-mêmes (bien que Heidegger sur cette affaire…). Mais la servante thrace a cédé la place à la haine d’un côté, à la piété de l’autre. La comédie, ce ne serait donc pas si grave, malgré tout, si la réalité de la question n’était pas si tragique. Car Heidegger fut effectivement un antisémite basique (on le sait ou on s’en doute au moins depuis bien longtemps), et il fut un immense penseur, ce qui, pour les raisons qu’on a dites, devient impossible à savoir, ne doit plus se savoir et ne le peut plus.
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Une seule chose est intéressante dans l’« affaire Heidegger ». Elle a été dite de nombreuses fois et on n’y reviendra pas. C’est la seule question à approfondir : la conjonction du minable avec la puissance de pensée. Le nazisme est seulement minable. Heidegger est minable et profond. C’est pourquoi rabattre cette pensée sur le sol et la race, y voir dans leur sens idéologique le ressort fondamental de la pensée est une imposture, une opération effectuée sur la langue et les textes. Qu’en général  l’idéologique possède ses voies sournoises, c’est certain. Qu’il y ait des visées et des effets idéologiques ne l’est pas moins, et évidemment chez Heidegger lui-même (ainsi dans le Discours du Rectorat et autres textes « politiques »), mais que l’idéologique soit la fin ultime visée par Heidegger, toute l’œuvre montre le contraire. Il n’y a qu’à considérer, au moins, les cours sur Nietzsche ou par exemple ceci, dans quoi on comprend qui est visé (nous sommes en 1938!) : « Les gens d’aujourd’hui, quant à eux, qu’il ne convient de mentionner que pour s’en écarter, sont hors d’état de savoir quoi que ce soit de la voie pensive ; ils se réfugient dans le “nouveau”, et se donnent ou plutôt se procurent, en mobilisant les thèmes du “politique” et de la “race”, un accoutrement jusqu’ici inconnu dans l’ancienne panoplie de la philosophie classique »<!--[if !supportFootnotes]-->[4]<!--[endif]-->. Heidegger, en de nombreux grands moments textuels ou dans les cours, faisait donc tout de même autre chose… À supposer que la dimension idéologique et pour tout dire opportuniste (c’est pour ma part le point de certitude concernant Heidegger) soit très importante, elle n’écrase pas ce que sur d’autres terrains on appellerait le « scientifique » et qu’ici on appellera au sens fort « pensée ». Absorber l’un des plans par l’autre est une faute de l’intelligence.

C’est pourquoi rabattre l’œuvre du philosophe sur le sol, n’y considérer qu’un ras de terre philosophique, en sur-idéologiant le sol et en s’empêchant de considérer ce que le penseur s’efforce d’entendre par là – et quoi qu’on pense à ce sujet, encore faut-il s’efforcer de le comprendre! – livre certes les textes au croustillant, mais d’abord au malsain, à la malhonnêteté et à l’obscurantisme philosophique. On peut lire à ce sujet du côté « Faye » des considérations bas de plafond, sans la moindre lumière philosophique (elle existe chez Heidegger, même lorsqu’il parle du sol…) qui, à l’inverse, est a priori retirée au philosophe. C’est décidément la nuit, et la nuit philosophique.

Et, plus avant, si l’idéologique se livre au jugement selon le bien et le mal, si encore la sphère du Droit, ce dieu contemporain tout de même sinon contradictoire du moins paradoxal, véhicule toujours en son triomphe une idéologie, il appartient à la pensée dans sa production comme chez son auteur de prendre en compte toutes les contradictions de la réalité, du monde et de l’existence. Et chez quel penseur ne peut-on relever des ombres, des absences, des mutismes et des négligences ? Dans le genre, Heidegger fut effectivement, en opportuniste, un artiste. D’autres que lui auraient assurément fait de meilleurs choix. Mais qui, parmi eux et au même moment, posséda la même puissance de pensée ? Du reste, il convient de concéder qu’un penseur digne de ce nom, par quoi il cherche au moins à se démarquer de l’idéologique, pense toujours contre lui-même. Il est donc impossible d’exhiber ce contre quoi un penseur pense, en faire ce qu’il pense vraiment, en négligeant par conséquent ce qu’il pense et qu’il pense. Et un penseur ne préfère pas la non pensée à ce qu’il s’efforce de penser. Et c’est la pensée qui compte, pour lui comme pour nous.
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Heidegger ne fut donc pas un « pur » nazi et un antisémite, ni un pur penseur irréprochable. Il fut sans doute un antisémite très commun, un nazi prudent, mais un grand penseur certainement. On se doit de veiller, à la lecture, d’une part qu’une pensée est toujours prise dans son temps, avec ses défis (sur lesquels on cède ou pas), ses combats (qu’on livre ou pas), sa rhétorique (qu’on reprend ou pas, mais toujours un peu), et d’autre part, par conséquent à ce que les effets de lecture ne deviennent pas des principes ou, pire, que les principes seraient purement et simplement au service d’effets.

On l’a compris, en aucune façon il ne s’agit de défendre Heidegger, l’homme, ni même coûte que coûte « Heidegger », le philosophe et le penseur. Il s’agit de prendre en compte un texte, sinon une « œuvre » (en vérité des « chemins »), dans lesquels se sont opérées des percées majeures et même décisives pour la pensée (l’existence, le Dasein, un mode d’être de la vérité, celui de la réserve dans laquelle elle se tient, la profondeur possible d’un langage et d’une langue, le site poétique, la reformulation de la technique comme question pleinement métaphysique et même au-delà, la possibilité d’un commencement, etc.). On ne saurait davantage passer sur tous les philosophèmes que Heidegger a appris à reconsidérer autrement plutôt que d’affirmer qu’il n’aurait eu pour seule intention que de glisser en sous-main des contenus nazis, antisémites ou je ne sais quoi d’autre. Tout le travail philosophique de Heidegger n’est-il vraiment rien ?  Faut-il brûler ces pages de percées, boucher ces voies entr’ouvertes ?  Faut-il interdire Heidegger ?  Faire comme si cette pensée n’avait jamais eu lieu ? Et envisage-t-on un instant ce que cela signifie dans le cadre idéologique que l’on prétend dénoncer ?
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On préfèrera consulter la déconstruction qu’un Derrida aura opérée sur l’œuvre de Heidegger plutôt que la simple critique idéologique. La première va plus profond que l’autre, elle est honnête parce qu’elle va à la chose même, à l’affaire philosophique, et ne jouit pas des effets et des faiblesses de l’homme.
Inversement, on a en effet la détestable et stupéfiante impression (mais ça n’est plus seulement une impression devant ces pages de haine) qu’il faudrait au plus vite parvenir à l’os de Heidegger, soit un document quelconque qui règlerait définitivement la question. Et ce document existe peut-être… Et alors ? Nous savons l’essentiel, l’implication dans le nazisme, les propos, les silences, les absences, les « bêtises » aussi. Imagine-t-on un procès Heidegger ? Il serait condamné sans autre forme de procès, n’est-ce pas ? Et pour des raisons morales, combien de penseurs, d’artistes, de savants seraient ainsi condamnés ?  Nous en sommes donc là.
Mais il reste ce qui a été relevé plus haut, des centaines et des centaines de pages de pure spéculation de la plus haute volée qu’on ne saurait infléchir et traduire en galimatias idéologique. Ce type de « traduction », on peut le produire de n’importe quel texte! Or le côté Faye ne fait que, à sa manière, « traduire » Heidegger en sa prétendue vraie langue originelle, soit la rengaine proto-fasciste, dont on sait que l’œuvre en comporte évidemment des traces. Or Heidegger n’a pas par devers soi traduit cette langue de l’origine purement et simplement en la faisant passer en fraude dans le champ de la pensée. Du reste et peut-être à sa grande surprise – envisageons le pire ou le meilleur des  des cas, c’est selon – s’est-il surpris à tirer paradoxalement de ses penchants provinciaux (qu’il pense, que Heidegger pense, au moins parfois, c’est le minimum à concéder au regard de l’œuvre) de quoi éclairer ce qu’il y a à penser et qui l’en a déplacé. Quant aux textes, ils ont éclairé bon nombre de domaines, de plans, sans compter – du coup nous allions l’oublier! – l’éclairage incomparable de certaines des plus grandes œuvres philosophiques de l’Occident. Peut-on lire – vraiment, à fond ?  – Kant et Hegel, Descartes et Nietzsche – sans ce que Heidegger y a dégagé ?  Ne se prive-t-on réellement ni vraiment de rien ?  Bref, la pensée doit-elle s’autocensurer, faire un moratoire, se soustraire à tout risque (qui est la pensée même!). Qu’est-ce qu’une pensée sans risque ? Celle qui raconte l’histoire de la philosophie comme une histoire bien tranquille, progressive, culminant dans un moralisme bon teint, en s’élevant la main sur le cœur contre toutes les errances d’une pensée coupable ? La philosophie est-elle à ce point délimitée par des frontières et des barrières sacrées, oui sacrées comme le laisse entendre le côté « Fédier » ? Et que dire des inquisiteurs qui voient dans l’« affaire Heidegger » de quoi gagner honneur et prestige académiques ? Avec eux, leurs sectateurs diront : Ah que nous sommes beaux et bons, nous les contemporains! Comme nous sommes justes! Et que la fureur de notre justice s’abatte sur le coupable, dussions-nous nous-mêmes et toute pensée en périr!
André Hirt
7 mars 2014
 
<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> Emmanuel Faye, Heidegger, le sol, la communauté, la race (ouvrage collectif), Paris, Beauchesne, 2014, après la parution il y a quelques années de L’Introduction du nazisme dans la philosophie.

<!--[if !supportFootnotes]-->[2]<!--[endif]--> Le Dictionnaire Heidegger, Cerf, 2013. Remarquons, en publiciste, étonnamment s’agissant de Heidegger, l’article « le », soit le seul, l’unique, le vrai !

<!--[if !supportFootnotes]-->[3]<!--[endif]--> Traduites sous le titre Apports à la philosophie – de l’avenance, trad. François Fédier, Paris, Gallimard, 2013. 
<!--[if !supportFootnotes]-->[4]<!--[endif]--> Par exemple ce texte des Contributions (Apports) à la philosophie, op.cit., p. 34. 
 
 

 

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