https://www.liberation.fr/debats/2020/05/04/cesser-d-exister-pour-rester-en-vie_1787284
Merci à Maite
TRIBUNE
Cesser d’exister pour rester en vie ?
Pour le philosophe Abdennour Bidar, en voulant sauver la vie, nous l’avons dans le même temps coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de toutes les significations qui la font grandir.
Tribune. Interdiction
de visiter les malades à l’hôpital, interdiction de visiter les
personnes âgées en Ehpad, interdiction au conjoint d’assister à
l’accouchement dans certaines maternités, interdiction de se
rassembler à plus de quinze personnes pour les enterrements, et tout
cela ajouté à l’interdiction de sortir de chez soi pour un motif
autre que celui de subvenir à ses besoins vitaux. Sommes-nous donc
devenus fous ? Comment avons-nous pu tomber si bas ?
Comment en est-on arrivé à bafouer à ce point de radicalité les
droits et devoirs les plus sacrés, autant que les droits humains les
plus fondamentaux et les plus élémentaires de la démocratie ?
Il ne s’agit même pas, en posant ces questions, d’accuser le
politique ou tel gouvernement. C’est à nos sociétés
post-modernes que ces interrogations sont adressées : qu’est-ce
qui a dégénéré à ce point, dans nos cultures, nos institutions,
nos mentalités, pour que, dans la situation imposée par le
coronavirus, nous nous retrouvions ainsi à apporter les pires
réponses possibles ?
Au fin fond de la caverne de Platon
Comme
le disait Shakespeare, «il
y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark». Il
y a quelque chose qui ne tourne pas rond du tout dans le système
général de la civilisation humaine moderne, et qui doit nous
inquiéter bien plus que tout le reste, pour que nous nous trompions
de la sorte sur le fondamental : le sacré, la dignité humaine,
la liberté. J’admets que l’erreur soit humaine et que le «sens
du juste» soit relatif. Mais quand on commence à faire des erreurs,
non que dis-je, des fautes systématiques sur ce qui touche à ce
fondamental, quel doute reste-t-il ? N’a-t-on pas atteint
collectivement un degré d’égarement absolument effarant ? Le
fin fond de la caverne de Platon. Ou l’enfer, non pas au sens
religieux du terme mais au sens d’un tel état d’inhumanité, de
barbarie, de bêtise, qu’il nous condamne à aller vers le pire à
cause de la gravité de nos propres errements.
Les
beaux esprits me disent «qu’auriez-vous fait d’autre ?»
N’était-il pas indispensable de prendre toutes ces mesures certes
inhumaines et liberticides ? N’est-on pas aujourd’hui dans
ce type de situation historique extrême que les hommes ont toujours
redouté parce qu’on n’y a plus le choix qu’entre un mal et un
autre mal ?
J’entends
tout cela. Mais avons-nous bien mesuré la signification des choix
que nous avons faits ? L’interdiction de rendre visite aux
malades : de l’aveu même de médecins, cet isolement absolu
imposé aux souffrants, dans cet univers si froid et entièrement
machinique de l’hôpital, sans aucun soutien ni réconfort ni
présence des proches, a fait dans bien des situations des dégâts
terribles qui se sont ajoutés à l’agression du virus.
L’interdiction
de rendre visite aux personnes âgées : là encore, combien de
témoignages font état d’une situation d’isolement fatal, pour
des personnes extrêmement vulnérables qui, privées de tout lien
physique avec leur famille, se sont tout simplement laissées mourir.
L’interdiction de rassembler l’ensemble de la famille et des amis
pour les enterrements : voilà donc que non seulement on ne peut
plus vivre ensemble pendant le confinement mais qu’on ne peut plus
le faire décemment dans l’accompagnement du défunt. Et, pour
poursuivre sur le funèbre, le cimetière de la démocratie, paix à
son âme, avec l’interdiction de circuler librement – et ce
spectre, dans un futur proche, d’un traçage des citoyens.
Protéger
«la vie nue»
Oui
il fallait protéger la «vie nue» dont parle Giorgio Agamben. Oui
il y a d’admirables héros du quotidien qui ont pris soin de cette
vie nue, et l’ont sauvée parfois. Mais comme il nous en a averti,
et Michel Foucault avec lui, on ne peut pas, sous peine de renier
notre humanité, choisir la préservation de cette vie nue «toute
seule», de cette vie biologique au détriment de ce qui en fait une
existence humaine en lui donnant son sens, son prix, sa grandeur :
partager ses moments décisifs, naissance, maladie, vieillissement,
mort ; respecter tout ce que j’ai appelé le sacré, la
dignité, la liberté. C’est cet équilibre dans les valeurs que
nous avons manifestement perdu, dont nous avons été manifestement
incapables. Nous avons voulu sauver la vie mais nous l’avons, à
l’inverse, coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de
toutes les significations qui la font grandir. Cesser d’exister
pour rester en vie ? Cette contradiction est accablante.
Aurons-nous
la lucidité, l’humilité, la sagesse de l’admettre ? De
reconnaître que nous ne sommes plus à l’échelle mondiale qu’une
civilisation de bas niveau éthique, humain, spirituel ? On
pourra continuer à le nier, à se raconter des histoires, à faire
de beaux discours. Cependant le verdict est là : cette épreuve
de vérité qui nous est infligée, nous n’avons pas su en relever
le défi à hauteur d’homme. Nous n’avons pas su, en effet, faire
exister l’harmonie entre la vie et le sacré, le vital et l’humain,
la sécurité et la liberté. Nous avons maximisé le vital et
méprisé le sacré, alors que l’être humain est pleinement humain
quand en lui le corps et l’esprit sont considérés à égalité de
droits. Nous avons maximisé la sécurité en écrasant la liberté,
alors que l’être humain est pleinement humain quand sa société
politique lui garantit autant l’une que l’autre.
Une absurde prison
Par
conséquent, je veux bien croire que chacun a fait de son mieux, et
que tout a été fait «pour le bien commun». Mais j’observe alors
que, quand les hommes sont égarés comme nous le sommes, les
meilleures intentions se retournent contre eux. En l’occurrence,
avec toute notre intelligence, notre science, nos technologies, etc.
nous avons réagi à la crise de façon tellement déshumanisée et
déshumanisante, tellement irrationnelle derrière les apparences de
la plus grande rationalité, que cela signe sans appel la fausseté
parfaite de notre vision du monde, de notre mode de pensée, du sens
que nous avons, ou prétendons avoir, de notre humanité même.
Nous
avons pourtant tous lu 1984 de
George Orwell ou le
Meilleur des mondes d’Aldous
Huxley… déjà ces auteurs que nous admirons – de façon
visiblement aveugle – décrivaient exactement ce monde de l’avenir
dont les maîtres et les masses pensent qu’ils en font chaque jour
un peu plus un paradis, alors qu’il devient lentement mais sûrement
une absurde prison. Je ressens la même chose actuellement en
entendant les uns et les autres répercuter en boucle, appliqué à
notre situation, tout le vocabulaire «idéal» : protection,
sécurité, santé publique, responsabilité, solidarité, intérêt
général. Mais comment retrouver dorénavant la moindre confiance en
toute cette rhétorique, et, au-delà des mots, une confiance en
nous-mêmes, en ce que nous sommes, en ce qui fonde notre existence
personnelle et collective, en notre trajet de civilisation, alors que
nous avons failli à ce point ? Comment nous relever désormais
de cette faillite… que d’aucuns ne manqueront pas demain de
célébrer, pour le vendre à leur profit, comme «une grande
victoire de l’humanité unie» contre le mal d’un maudit virus ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire