mardi 13 novembre 2018

Nazisme, Trumpisme : éclaircissements de l'historien Fredéric Sallée

Source :
https://www.nouveau-magazine-litteraire.com/histoire-%C3%A9tats-unis/le-retour-de-godwin


Le retour de Godwin


Dans Fahrenheit 11/9, le documentariste américain Michael Moore est la dernière personnalité publique à comparer l'accession au pouvoir de Donald Trump à celle d'Adolf Hitler dans l'Allemagne des années 30. Alors qu'une critique du trumpisme est nécessaire, selon l'historien Frédéric Sallée, spécialiste de l'histoire du nazisme, ce raccourci ne nous permet pas de comprendre la situation actuelle.
À l’occasion de l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil et face à l’inflation de l’extrême droite aux responsabilités en Europe, il est de bon ton de voir du nazisme partout, tout le temps. La marqueterie des populismes américains et européens n’a fait qu’augmenter le recours à la comparaison. La théorie de l’avocat américain Mike Godwin, forgée en 1990, reposant sur le fait d’augmenter la probabilité d’évoquer le nazisme dans un débat si l’argumentation s’éternise, semble bénéficier d’un nouvel écho.
Face visible de cet amalgame, le cinéaste Michael Moore et son nouveau documentaire Fahrenheit 11/09, où la confusion historique est tenace et l’analogie assumée : plan fixe sur une réunion du Ku Klux Klan où croix et svastika immolées cohabitent, enchaînement de propos tapageurs (« inutile de résister », « le président a le pouvoir absolu »). De loin en loin, se dessine une Amérique trumpiste nostalgique du nazisme. Dans le même temps, les historiens s’insèrent dans le débat, apportant corrections, limites et apports d’une logique comparatiste.

Comprendre le nazisme hors-les-murs, le trumpisme hors-le-temps

Pourquoi une telle parabole ? Invoquer le nazisme est pratique. Il incarne l’accomplissement absolu de l’horreur et se pose en avatar essentiel du Mal. Dans une perspective téléologique, il féconde le passage de l’idéologie mortifère en acte de la destruction. Le brandir en permanence comme imminence d’un retour galvaude la réalité des populismes actuels, répondant de genèses divergentes, de matrices intellectuelles disparates et de contextes nationaux et internationaux particuliers.
L’historien est là pour faciliter cette compréhension. C’est ce à quoi s’est attaché dans le New York Times l’historien américain Christopher Browning, spécialiste de la Shoah, éclairant brillamment les apports et limites de la comparaison [1], comme son confrère Timothy Snyder auparavant [2]. Il souligne que le « trumpisme n’est pas un hitlérisme » et que la comparaison ne fait sens que dans une mise en perspective des trajectoires de rejet de la démocratie. À l’instar de Barack Obama devant le Club économique de Chicago en décembre 2017, sa mise en garde porte davantage sur la « suffocation démocratique » et sur la vigilance de chacun dans sa conservation : respect de l’intégrité des contre-pouvoirs, liberté de la presse, garantie de la constitution. Au parallèle des trajectoires Hitler-Trump se substitue davantage une analogie autour de l’évolution de la République de Weimar au miroir de nos démocraties occidentales libérales. La réponse à la nature du trumpisme n’est ainsi pas à chercher dans la pratique du pouvoir nazi. Les deux premières années d’exercice ont démontré les limites de la comparaison. En Allemagne nazie, le recours permanent à la violence comme moyen d’assouvissement de la terreur, la confiscation de la démocratie, la mise en place d’un antisémitisme d’État, le noyautage des administrations par les lois de restructuration de la société dites « Mise au pas » (« Gleichschaltung ») ont accompagné les premiers mois du régime. L’évolution de la démocratie américaine de 2016-2018 ne répond pas d’un mimétisme de l’agonie weimarienne et du nazisme de 1933-1935. La société allemande des années 1930 est un agrégat d’individus profondément marqués par l’exceptionnel traumatisme guerrier et l’expérience de la violence de 1914-1918 (continuant après 1919 et les soulèvements spartakistes). Dans l’imaginaire de ces populations, la place centrale conférée à la guerre et son rapport au deuil, à l’intime désormais fracassé par le conflit mondial, ne peut trouver son pendant dans une comparaison hasardeuse avec la violence sociale et économique des années 2010.

De la nécessité de s’inquiéter, au-delà de comparer

L’utilisation du point Godwin pose le Totschlagargument (« argument suprême, irréfutable »). La politisation du discours s’immisce alors dans la recherche, y compris chez les historiens du nazisme ou de l’histoire sociale. Objecter la comparaison présente le risque de passer a minima pour un naïf aveugle, au pire de légitimer la politique de Donald Trump. Il existe pourtant une voie médiane : celle de l’histoire et du respect de l’étude des processus d’évolution des mouvements politiques. Les raisons de l’inquiétude envers le pouvoir trumpien sont légitimes et nécessaires, à condition de sonder ce qui halène du nazisme (nul), ce qui subodore le fascisme (marginal) ou ce qui renifle le populisme (efficient).
L’inquiétude d’un quelconque lien avec le nazisme réside notamment dans les éructations médiatiques de Richard Spencer, président du National Policy Institute, groupe d’extrême droite dont la nostalgie du nazisme s’est manifestée dans les « Heil Hitler » vociférés lors de l’élection de 2016. La vigilance sur l’influence des thèses de Spencer au sein de l’administration Trump constitue la pierre angulaire de la pénétration des théories racistes au sein du pouvoir. Cette angoisse s’est nourrie des révélations de Vanity Fair dès 1990 rappelant que Trump possédait un exemplaire de Mein Kampf. De là à voir dans l’acquisition du brûlot hitlérien la fabrique d’une doctrine politique, il y a un pas. Les discours racistes et xénophobes de Trump, réexaminés à la lumière de l’attentat de Pittsburgh du 27 octobre dernier, ne relèvent pas des mêmes fondements obsessionnels antisémites que les harangues hitlériennes ou celles déjà observables aux États-Unis lors de la création de l’America First Committee (AFC) en 1940. Le point Godwin inopérant, faut-il se pencher sur la filiation fasciste ? Un « fasciste sans fascisme » [3], telle serait la définition de Trump selon l’historien Enzo Traverso. L’absence d’un mouvement de masse à la solde du chef, référent matriciel du fascisme, du fait de l’incapacité à souder pleinement le camp républicain autour de la figure présidentielle, est une différence de fond avec les mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres, avant tout agrégés autour d’un parti fort dans lequel les masses pouvaient trouver l’illusion d’une rédemption.
Le populisme, quant à lui, repose sur la démagogie et sur sa normalisation, d’où une vigilance de rigueur. La capacité d’un démagogue, qu’il soit Adolf Hitler ou Donald Trump, à transcender les masses afin d’effriter progressivement les protections constitutionnelles ne doit pas être minimisée. Godwin n’a pas à être convoqué pour éclairer la conscience citoyenne. L’histoire, dans sa lecture intégrale et non cantonnée au nazisme, apporte cette lumière.
Voir dans le trumpisme, ou dans chaque montée populiste, l’épiphanie du nazisme permet de se placer en observateur éclairé au-dessus de la mêlée des aveugles, capable d’alerter et de dénoncer ce qui se joue. La comparaison a une vocation : rassurer. Rasséréner sur le fait que nous, observateurs de tous bords, savons voir la menace affleurée, à l’inverse de contemporains de la « peste brune », prétendument atteints de cécité. Or, c’est tout l’inverse qui transparaît. Décontextualiser le nazisme et en faire l’idéal-type du populisme minimise les rhizomes de sa Weltanschauung (« conception du monde ») dont l’épine dorsale antisémite est nourricière. Ce qui se joue dépasse le cadre d’une analyse du trumpisme. C’est la crédibilité de l’utilisation de l’histoire comme outil de compréhension du présent qui est en jeu. Jean-Baptiste Duroselle, historien des relations internationales, s’étonnait déjà à la fin des années 1950 des utilisations politiques de l’histoire : « Trop d’historiens partent de théories préconçues et plutôt que de vérifier leur valeur au contact inexorable des faits, cherchent à en trouver qui vérifient leurs théories. Pour les faits qui résistent, on les déclarera peu importants ». [4] Le cercle semble s’être élargi, ne se cantonnant plus uniquement aux historiens. Dans ces arrangements concentriques avec l’histoire, Godwin n’est jamais bien loin. Il en devient le centre de gravité, emportant avec lui le rôle salvateur de la modération historienne.

Agrégé d'histoire et docteur en histoire contemporaine, Frédéric Sallée est l'auteur de Sur les chemins de terre brune. Voyages dans l'Allemagne nazie (1933-1939) (Fayard).Il vient de publier Anatomie du nazisme (Le cavalier bleu).

[1] Christopher R. Browning, « The suffocation of Democracy », New-York Times, 25/10/2018.
[2] Timothy Snyder, On Tyranny, Tim Duggan Books, 2017.
[3] Enzo Traverso, « Un fasciste sans fascisme », Politis, 11/11/2016.
[4] Jean-Baptiste Duroselle, Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 1959.

 

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