vendredi 31 mars 2017

Pierre Boutang

SOURCE :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/03/30/boutang-reprend-le-pouvoir_5103417_3232.html


Boutang reprend le pouvoir

De l’Action française à La Manif pour tous, une certaine droite renoue avec ce philosophe disparu.
LE MONDE IDEES | • Mis à jour le |
 
Pierre Boutang, vers 1955.
Pierre Boutang, vers 1955. Jean-Marie Marcel / adoc-photos / DI

Au printemps 2016, alors qu'il dîne avec François Hollande à l'Elysée, l'acteur Fabrice Luchini évoque ses lectures du moment. Le comédien confie qu'il est plongé dans un livre de Pierre Boutang (1916-1998), poète éruptif, philosophe difficile et journaliste cogneur, en son temps pétainiste et disciple favori de Charles Maurras à l'Action française (AF). "Vous lisez Boutang ! C'est l'écrivain préféré de mon père !", répond Hollande, au grand étonnement de son hôte.
Mais, en l’occurrence, le président se révélait simplement normal. Car Boutang, depuis l’origine, c’est l’histoire d’un père qui revient sans cesse harponner les fils, faisant retour depuis les lieux les plus divers : un dossier du « Figaro littéraire » et un souvenir de Bernard-Henri Lévy, un ­livre de Patrick Buisson, mais aussi un dialogue télévisé avec le philosophe George Steiner, une réunion de La ­Manif pour tous ou une revue de chrétiens pro-israéliens.

Relation au père

Mais Boutang le fils est à son tour ­devenu père, père biologique, père symbolique aussi, et l’aura qui est la sienne aujourd’hui reste largement liée à l’accueil protecteur que cet ogre normalien réserva aux jeunes gens venus frapper à sa porte. À ces fils adoptifs, Boutang parlait de Maurras, mais aussi de littérature et même du chanteur Renaud…
Comme Rémi Soulié, Jean-François Colosimo, patron des Éditions du Cerf, fut de ceux-là : « J’avais 17 ans. Ce fut ­l’irruption du génie à l’état brut. Par la suite, quand je suis parti en Grèce, sans moyens, avec l’idée de vivre dans un ­monastère du mont Athos, Boutang me demandait au téléphone : “Où êtes-vous ? Donnez-moi votre adresse pour que je vous envoie de l’argent”. »
Boutang a fait du lien paternel le fil rouge de sa vie mais aussi de sa pensée, et c’est ce choix qui lui confère aujourd’hui une influence renouvelée, au moment où une frange de la droite française renoue avec ce que l’écrivain hussard Antoine Blondin nommait « l’âge de Pierre »… Aux femmes et aux hommes qui cherchent à réarmer ­intellectuellement la famille réactionnaire, sa philosophie du père fournit des réponses dans au moins trois ­domaines : ceux de la filiation, du pouvoir et de la civilisation
La filiation, d’abord. Plutôt qu’un territoire charnel, la France selon Boutang est une culture qui vous tombe dessus, une langue qui vous élit. Pour lui, l’héritage forme le seul horizon digne de ce nom ; c’est la gratitude qui nous jette en avant. « Dès le berceau, nous naissons avec une dette que nous n’avons pas contractée et qui est impayable : voilà l’idée anthropologique de Boutang », note la philosophe Chantal Delsol.
Pendant Mai 68, Boutang enseigne au lycée Turgot, à Paris, et il sent d’emblée que l’insurrection en cours produira cette révolution du désir dont il combat certaines figures tutélaires : ­« Althusser à rien, Lacan à pas grand-chose », fredonne celui qui signera un essai intitulé Apocalypse du désir (Grasset, 1979). Au slogan soixante-huitard, « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! », Boutang semble rétorquer : « Marche, compagnon, l’origine est devant toi ! » Cette origine détermine toute vie humaine, dit-il, et elle est indissociable de la différence des sexes telle que la Bible l’a fondée (un héritage peu présent chez Maurras,­davantage travaillé par la mort que tourné vers la vie).

« Une vraie influence sur le mouvement royaliste »

Ainsi n’est-il guère étonnant que la pensée politique de Boutang ait inspiré une partie de La Manif pour tous. Certes, celle-ci est souvent « boutangienne sans le savoir », précise Gérard Leclerc, éditorialiste au journal Royaliste et à Radio Notre-Dame. Mais le lien existe, et il n’est pas que théorique : « Boutang a une vraie influence sur le mouvement royaliste, qui a lui-même plus d’influence sur les droites qu’on ne le croit. Un certain nombre de gens liés à La ­Manif pour tous viennent de là, et même quand il n’est pas explicitement cité, Boutang pèse », ajoute Chantal Delsol.
Après la filiation, donc, le pouvoir. Là encore, il y va d’un déplacement par rapport à la figure paternelle de Maurras. Quand celui-ci refusait toute souveraineté populaire et ancrait le pouvoir du prince sur l’autorité et la légitimité, son disciple indocile insiste sur un troisième pôle : celui du consentement. Dès lors, les monarchistes peuvent sortir de l’impasse émeutière et devenir non plus les démolisseurs de la démocratie, mais ses veilleurs impitoyables. Acceptant désormais le fait républicain, ils exigent que le pouvoir soit incarné par un père populaire.

Antisémite de ­culture

Voilà pourquoi Boutang finira par soutenir la Ve République gaullienne : « Pour Boutang, de Gaulle réunit les fils de l’histoire de France en coiffant la ­monarchie d’un bonnet de Marianne », résume Jean-François Colosimo. Voilà aussi pourquoi Boutang peut inspirer une partie de la droite contemporaine, comme en témoigne Jérôme Besnard, essayiste et membre de l’équipe de campagne de François Fillon : « Boutang a compris que la crise de légitimité produite par 1789 était toujours ouverte. Quand on l’a lu, on sait que pour retrouver cette légitimité il ne faut pas avoir peur d’aller au peuple. Après tout, de Gaulle a réalisé son coup d’État sans qu’un seul coup de feu soit tiré… » Et en dernière instance, là encore, toute légitimité d’avenir exige de renouer avec l’héritage spirituel de la France.
Pourtant, cet héritage est-il exclusivement chrétien ? Après la filiation et le pouvoir, nous voici venus au troisième enjeu, celui de la civilisation. Par rapport à Maurras, Boutang a peu à peu ­accompli, ici, un déplacement encore plus douloureux. Antisémite de ­culture, auteur de textes et de gestes où suintait la haine des juifs, Boutang a fini par considérer que le nouvel esprit du sionisme prenait le relais d’une chrétienté défaillante.

Une nouvelle alliance judéo-chrétienne


Mais son nom est définitivement ­associé à l’aventurisme impuissant et à la collaboration sanglante. Désireux de se rebrancher sur cette tradition sans avoir à en assumer les erreurs et les compromissions, les nouveaux réactionnaires se tournent parfois vers Boutang, ce fils qui a mis à mort un père aimé et défaillant… pour mieux maintenir en vie sa famille.
                          

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