mercredi 22 février 2017

La nuit

SOURCE :
http://www.telerama.fr/idees/michael-foessel-philosophe-la-nuit-est-toujours-marquee-par-l-imprevisible,154493.php#xtor=

Michaël Foessel, philosophe : “La nuit est toujours marquée par l'imprévisible”

Publié le 22/02/2017

Mystérieuse et obscure, la nuit fascine et bouscule les hiérarchies du jour. Pleine d'excentricité, elle s'institutionnalise, aussi. S'affranchissant de l'orgueil du noctambule, Michaël Foessel a entrepris un fabuleux voyage au bout de cet univers, pour mieux le décrypter dans “La Nuit. Vivre sans témoin”.
Souvent je me demande ce que je fais encore là. Seul ou entouré, dans le noir ou baigné par des lumières artificielles, dans une rue obscure ou aux abords d'une piste de danse, la même question : "Qui suis-je, moi qui veille ?" Dès l'instant où cette question se pose, je sais que la nuit est terminée. » Noctambule et professeur à l’école polytechnique, le philosophe Michaël Foessel, né en 1974, livre un essai passionnant et exigeant sur la nuit, publié par les éditions Autrement : La Nuit. Vivre sans témoin. Il y met en lumière toute la complexité de ce moment mystérieux, tantôt ténébreux tantôt étoilé, et sans jamais céder ni à la supériorité du regard diurne ni à l’orgueil du noctambule. Entretien avec le philosophe-hibou, qui décrypte autant la disparition des trains de nuit que les tweets nocturnes de Donald Trump !

Avec ce livre, cherchez-vous à réhabiliter la nuit ?
Je cherche en effet à valoriser la nuit contre une certaine tradition « diurne » de la philosophie qui accorde un privilège au soleil, au jour, aux idées claires et distinctes. On y voit moins bien la nuit, certes, mais on y perçoit surtout autrement : tout le corps est engagé. Par exemple, un bruit qui serait anodin en plein jour (le craquement du bois d’un meuble) devient un événement qui provoque l’effroi. On tâtonne : le toucher devient donc une source d’information. De nuit, la nature semble s’animer ; le monde n’est plus un spectacle, mais un drame. Il me semble que ces expériences incertaines où l’on devine ce que l’on ne voit pas clairement sont précieuses. Car, faute de lumière, on se garde de juger pour essayer de comprendre.
La nuit est-elle domestiquée par le rythme effréné du 24 heures sur 24, et 7 jours sur 7— le 24/7 pour reprendre le titre de Jonathan Crary que vous citez ?
La tendance du capitalisme est de rendre le temps productif de jour comme de nuit, indifféremment aux horloges biologiques. En ce sens, la contrainte du travail de nuit est une manière de nier la différence entre les temporalités : c’est un fait que la durée moyenne de sommeil diminue partout dans le monde depuis un siècle. Pour autant, je ne mettrai pas toutes les lumières artificielles sur le même plan. Celle qui me semble préoccupante est la « lumière blanche », celle des néons que l’on retrouve dans les salles d’attente des aéroports, dans les parkings, les centres commerciaux ou les open spaces. Effectivement, elle fonctionne 24 heures sur 24, abolissant le rythme naturel du lever et du coucher du soleil. La lumière blanche construit un espace transparent dévolu à la consommation et à la productivité. Mais il ne s’agit pas d’une colonisation de la nuit par le jour car une telle lumière blafarde n’existe nulle part dans le jour. Les néons produisent plutôt un troisième temps, indifférent à la différence entre le jour et la nuit, les lumières et les ombres. D’ailleurs c’est une lumière qui ne s’éteint jamais. C’est par elle que la nuit se trouve aujourd’hui domestiquée.

Vous évoquez Berlin. La nuit parisienne vous semble-t-elle désenchantée ?
L’état d’une société démocratique se juge en partie d’après ses nuits. Pour une raison simple : la nuit évoque toutes sortes de peurs et d’angoisses, on ne peut donc prendre le risque de s’y aventurer que si règne une certaine confiance entre les citoyens. La nuit parisienne a longtemps été réputée dans le monde entier : dans Paris est une fête, Hemingway relate les nuits des années 1920 à Montmartre et Montparnasse. Nuits de beuveries sans doute, mais aussi nuits d’artistes et de confrontations politiques dont la tradition se perpétuera au moins jusqu’en 1968. On dit souvent que cette nuit-là, où s’expérimente une remise en cause carnavalesque des hiérarchies du jour, s’est aujourd’hui éteinte sous les effets de la muséification de Paris. Il y a du vrai dans ce jugement. Paris est devenue une ville trop monumentale et trop riche pour accueillir des extravagances nocturnes. On ne compte plus les règlements consécutifs aux injonctions des associations de riverains qui restreignent la créativité nocturne. Par comparaison, Berlin est une ville qui n’a ni les avantages ni les inconvénients de la grandeur architecturale : elle a été rasée en 1945. Pour cette raison, sans doute, l’habitation de la nuit n’y est pas perçue comme une menace pour l’ordre public. Mais je ne voudrais pas avoir l’air trop pessimiste et je résiste à tous les types de jugements du style « la nuit (ou n’importe quoi d’autre), c’était mieux avant… ». Il vient aussi un moment où les contraintes du jour (en particulier en matière de performance économique) rendent nécessaires des contreparties nocturnes. C’est la « dépense improductive » dont parlait Georges Bataille et qu’il illustrait justement par la fête. Il faut espérer que Paris retrouve ce chemin parce qu’elle est une ville habitée et non pas simplement visitée par des touristes et peuplée de bureaux.
Que reflète le succès de toutes ces Nuits des idées, Nuits de la philosophie, Nuits de la lecture, etc. ?
Incontestablement un désir de nuit. C’est justement dans les villes où la nuit a été désertée pour des raisons politiques ou économiques que ce genre de manifestations rencontre le plus grand succès. Comme s’il fallait s’autoriser de temps à autre la liberté de penser ou de créer bien après que le soleil se soit couché. Cela dit, il me semble qu’il faut s’appuyer sur ce que ce succès révèle en termes de désirs plutôt que de multiplier ces « Nuits » plus ou moins officielles. Si la nuit suppose un certain degré d’organisation, elle demeure toujours à la limite du chaos. Un événement nocturne n’est pas réductible à l’« événementiel » où la fête est obligatoire, mais aussi très encadrée. Habiter la nuit ne peut pas être laissé à l’initiative des institutions, il faut laisser aux individus le soin de construire des agencements à l’abri des regards publics.
Comment comprendre cette affirmation : « Mes nuits sont plus belles que vos jours  » ?
Le noctambule est souvent un être orgueilleux. Il est convaincu de vivre des moments plus intenses que ceux qui dorment ou bien sont condamnés au labeur. À ce titre, je me méfie un peu de cette affirmation qui provient souvent de ceux qui, socialement, ont les moyens d’investir la nuit pendant que les autres dorment pour reconstituer leur force de travail. L’arrogance de certains noctambules n’est pas seulement pénible, elle est surtout contradictoire avec la dimension égalitaire de la nuit où, du fait de l’obscurité, la logique des comparaisons devrait s’interrompre. Il en va de même pour les être « ténébreux » : ils affirment la supériorité absolue de la nuit sur le jour, du noir sur la lumière, du silence sur la parole, etc. Ils témoignent de la supériorité de la nuit sur le jour, mais comme ils « témoignent », ils ne sont pas fidèles à la nuit. Plutôt que de dire que les nuits sont plus belles que les jours, il faut dire avec Alexandre, le personnage de La Maman et la putain de Jean Eustache joué par Jean-Pierre Léaud : « Vous savez comme les gens sont beaux la nuit ». Le clair obscur incite à l’indulgence des regards, on y perçoit la beauté des autres jusque dans leurs excentricités.
Donald Trump est-il un sujet nocturne ? Qu’il tweete autant la nuit, qu'est-ce que cela signifie ?
J’ignore ce qu’il en est des nuits de Donald Trump, et je préfère ne pas trop en savoir sur le sujet… De ce qu’il nous montre, il serait plutôt la caricature des mauvaises lumières artificielles, celles qui ne s’arrêtent jamais à la manière des écrans qu’il inonde de ses tweets. Cette propension de certains politiciens à occuper l’espace médiatique jour et nuit, comme un emballement sans fin ni direction, manifeste le mépris à l’égard des rythmes humains. C’est un mode de communication qui ne laisse plus aucune place au clair-obscur et requiert l’attention permanente (et épuisante) des spectateurs. De ce genre de personnages, on aimerait qu’ils prennent le temps de s’éclipser plutôt que de saturer nos regards.
Pourquoi les trains de nuit ont-ils disparu ? Qu'est-ce que cela dit de notre société ?
Les motifs avancés sont d’ordre économiques et sécuritaires, l’alliance entre ces deux termes étant d’ailleurs tout à fait caractéristique de notre présent. La tradition des trains de nuit est un hommage à la lenteur. Je pense par exemple au mythique train de nuit pour Lisbonne qui, bien davantage que l’avion, donnait une perception concrète des distances et, par conséquent, du voyage. La nuit dessine un espace pour des rencontres inattendues et ces trains inscrivaient ces rencontres dans un temps dévolu d’habitude à l’intime : la nuit et le sommeil. Que ces trains ne soient pas rentables ou qu’ils ne répondent pas aux critères d’une sécurité omniprésente ne constitue pas, selon moi, une raison suffisante pour les supprimer. Pour celui qui les voyait passer, ils incarnaient aussi une certaine présence : des lumières fugitives qui traversent le noir et participent de la vie nocturne.
« On consent à la nuit parce qu'elle est dénuée de témoins à charge », écrivez-vous.
Si la nuit est le temps par excellence des voleurs, c’est en raison de cette absence de témoin. On y voit moins bien la nuit, en sorte que les témoignages sont équivoques. Un très ancien principe du droit romain veut que, après le coucher du soleil, on ne reçoive plus de témoignage et que l’on remette le jugement au lendemain. A partir de là, il me semble que l’on peut considérer la nuit comme un espace où la question de la justice, du bien et du vrai est mise en suspens. On devine les choses plus qu’on ne les reconnaît. En ce sens, il y a une profonde amoralité de la nuit : les critères moraux du jour sont neutralisés, laissant la place à une foule d’excentricités. L’absence de témoin, qui n’est pas l’absence d’amitié, constitue un ressort puissant de l’attirance pour la nuit. De manière différente, l’insomniaque et le noctambule en font l’expérience : en s’abandonnant à la nuit, ils cessent de vivre sous le regard impérieux des autres. Cette possibilité d’égarement n’est pas dénuée de risques, comme lorsqu’une idée absurde et obsédante s’empare de l’esprit d’un insomniaque. Durant la nuit, l’absence de témoin fait que l’esprit et le corps peuvent errer. Au sens littéral, la nuit est toujours marquée par l’imprévisible : on ne voit pas d’emblée le bout du chemin. Pour entrer dans la nuit, il faut accepter le risque de ces chemins de traverse où l’on n’est pas reconnu par d’autres. Il n’est pas toujours facile de vivre sans témoin, mais à une époque où la pénombre est envahie par des caméras de vidéosurveillance, cela reste un beau risque à courir.
Pourquoi faut-il penser la nuit comme une négation et non comme une privation ?
Si l’on dit que la nuit est « privée de lumière », on présuppose que le jour est le temps normal et, par conséquent, qu’il manque quelque chose à la nuit. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le mot « jour » désigne à la fois la période où le soleil est levé et la totalité du temps terrestre (incluant donc la nuit). Nous sommes dans la même situation linguistique qu’avec les mots « homme » et « femme » : le premier terme désigne à la fois le tout et la partie. C’est pourquoi on lui donne si souvent, mais à tort, l’avantage (« le masculin l’emporte »...). Mieux vaut dire, donc, que la nuit est la négation plutôt que la privation du jour. Il y a un conflit entre ces deux termes dont l’alternance rythme le temps humain, mais sans que l’on soit contraint de privilégier l’un ou l’autre. Mon livre traite en réalité des variations nocturnes : qu’est-ce que la nuit fait au jour ? Prenons un exemple. Lorsqu’un individu a très peur ou qu’il est pris en faute, il ferme les yeux. Non pour ne rien voir, mais pour ne pas être vu. C’est comme s’il convoquait la nuit en plein jour : il ferme les yeux pour devenir invisible. Cet exemple montre bien que l’on peut faire advenir la nuit dans le jour et que leur conflit est prometteur. Il peut faire nuit à n’importe quelle heure, chaque fois que nos regards deviennent plus indulgents. Dans ce cas aussi, on dit que quelqu’un « ferme les yeux » sur une petite faute, une erreur commise par un autre mais qu’il préfère ignorer. La nuit manque si peu de la lumière du jour qu’elle permet parfois de l’adoucir.
Vous citez Kant : « La nuit est sublime, le jour est beau ». Etes-vous d'accord ?
Je suis souvent d’accord avec Kant ! Il veut dire par là que la nuit est liée à des plaisirs paradoxaux. On trouve un plaisir sublime dans l’effroi, dans l’informe, dans la surprise. Le sublime se distingue du beau en ce qu’il inclut toujours un moment négatif : pour jouir de la nuit, il faut prendre le risque de s’y perdre. Par exemple, le ciel étoilé est sublime plutôt que beau : le regard est sans cesse dépassé par le nombre incalculable d’étoiles. Nous sommes souvent tentés de ne pas regarder ce qui est plus grand que nous, et de préférer les choses jolies aux choses sublimes. La nuit nous rappelle à l’inverse qu’il y a de la grandeur dans ce que nous ne maîtrisons pas et qu’il vaut parfois la peine de risquer l’errance.


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