mardi 29 septembre 2015

Pierre Boutang sur L'apologie de Socrate de Platon


APOLOGIE DE SOCRATE

traduite du grec

de Platon

par Pierre Boutang

Paris, Wittmann, 1946





INTRODUCTION



« Il faut la vue nette et bien purgée pour découvrir cette secrète lumière. »

« Voilà par un plaidoyer sec et sain, mais quand et quand naïf et bas, d'une hauteur inimaginable, véritable, franc et juste au delà de tout exemple, et employé en quelle nécessité ? »

MONTAIGNE, Essais, III, 12.



« Il est bien plus aisé », nous dit Montaigne, « de parler comme Aristote et vivre comme César, qu'il n'est aisé de parler et vivre comme Socrate ». Difficulté extrême, et difficulté presque divine... mais ceux qui recherchent le point où la perfection humaine affleure la réalité d'en haut, les connaisseurs des choses divines ou démoniques deviennent rares et il en est peu qui échappent à la prison ou à la mort. Les temps sont trop troublés ; l'éloquence et la tyrannie ont trop de charmes ; gageons, avec Montaigne encore, que « s'il naissait à cette heure quelque chose de pareil, il est peu d'hommes qui le prisassent ». Mais ce « peu d'hommes » existe, et c'est pour lui que nous nous sommes donné la joie de tenter, une fois encore, une traduction de l'Apologie.



S'il naissait à cette heure quelque chose de tel, si une telle aventure avait choisi de se manifester dans notre siècle, en aurait-on beaucoup parlé ? Les moyens de réduire au silence le juste ont fait de grands progrès depuis la démocratie athénienne. On le fait taire, d'abord, en supprimant sa voix : quand on ne le tue pas, on l'enferme : mais surtout Anytos, Mélétos, et Lycon sont en mesure d'assourdir le monde de leurs cris ; ils ont la presse, la radio, le pouvoir ; ils ont les lois enfin, qu'ils fabriquent et qu'ils savent douer, par une étrange magie, d'une puissance rétroactive. Si la voix juste apparaît, malgré tout, c'est comme dans un silence entre deux vagues, et les frénétiques s'en vengent bien...



Ne cédons pourtant pas à la tentation de calomnier notre temps. Celui de Montaigne, qui goûte si fort l'Apologie, qu'il ne peut s'empêcher d'en faire la paraphrase, ne valait pas beaucoup mieux ; moins « usé », peut-être avait-il même encore plus de violence ? Qu'il était difficile d'être d'un tiers parti : « au gibelin j'étais guelfe, et au guelfe gibelin ». Cette sotte injustice est vieille comme l'histoire ; nous en avons encore récemment fourni de beaux exemples – et c'est quand elle crie trop, quand nous souffrons de son règne insolent, que nous trouvons dans l'Apologie ce qui nous console et qui nous aide.



Parce que nous croyons, finalement, que « s'il est né à notre heure quelque chose de tel », nous l'avons reconnu, parce que la différence des temps et des circonstances ne parvient pas à rejeter l'Apologie hors de nos intérêts et de notre existence, nous l'avons abordée comme un texte vivant, d'une vie immortelle, et que d'autres enseignements nous ont appris à connaître et à aimer.

D'abord quelle étonnante diversité du ton, qui change au gré de l'âme, et selon la chose à dire : quand il faut être noble, exprimer la décision supérieure, demander le seul dû et refuser la grâce, sa hauteur est proprement inimitable. Un homme libre est bien une pure merveille. A trop parler de liberté nous avons oublié l'art de la reconnaître dans les jugements et dans les hommes... Mais quand il faut prouver, on prouve. Nous avons honte, de nos jours, des évidences ; nous ignorons la joie d'une suite sans faille de ces belles raisons qui mettent hors de jeu le sot ou le méchant.

Socrate ne nous fait grâce de rien. Il définit et il prouve. Voyez le mauvais esprit et le mauvais goût : cet homme qui défend sa vie et ne supplie pas, ne fait pas appel aux témoins de moralité, mais au nom du vrai il va jusqu'à démontrer qu'en toute rigueur l'avocat général – l'accusateur public – devrait être à sa place et lui à la sienne. Il est vrai que ses juges, pour n'être pas très forts, valent mieux que ceux de nos tribunaux d'exception. Ils sont Athéniens et, même tirés au sort, capables de suivre un raisonnement ; ils ne dorment pas quand l'accusé défend « trop longuement » son honneur et sa vie, ni ne devisent entre eux.

Enfin, quand il faut dire des choses toutes simples, appeler la nature, la vie ou les œuvres des hommes à l'appui d'une vérité, Socrate n'hésite pas. Il se moque des délicats qui trouveront sans doute que ce sont des façons de parler basses et vulgaires. C'est comme les « inqualifiables » violences qu'il se permet : il ose dire que son accusateur est à la fois un fumiste et un frénétique, et qu'il importe aux juges et à la cité, plus encore qu'à lui-même, que la « fumisterie » de son procès ne devienne pas une forfaiture. Tels sont les trois modes de l'Apologie, une fierté noble, une impitoyable rigueur logique, une violence méprisante ou ironique devant;a sottise, l'incohérence et la vilenie de ses trois accusateurs, Mélétos, Anytos et Lycon.



Arrêtons-nous un instant sur ces trois personnages, dont l'action conjuguée avec une vaste conspiration de toutes les forces obscures et de toutes les passions de la démocratie athénienne, va enlever la condamnation de Socrate. Mélétos parle au nom des poètes, Anytos au nom des artisans, Lycon au nom des orateurs. Ce sont là trois métiers qui, lorsqu'ils ne sont pas ordonnés dans une cité juste, et bien mis à leur place, se confondent avec trois passions, l'orgueil, la cupidité et la flatterie. Mais il est curieux de remarquer que dans ce procès de Socrate, comme dans bien d'autres qui ont souillé l'histoire des hommes, c'est le représentant des poètes, l'homme de lettres qui se révèle l'accusateur essentiel, le témoin à charge le plus féroce. Il est vrai, comme on l'a dit vingt-cinq siècles après Socrate, que la littérature ajoute encore à la férocité naturelle aux humains.

L'explication du fait est dans l'Apologie : les poètes font merveille, mais c'est le plus souvent par une espèce de grâce de nature qui échappe au contrôle de leur jugement. Cela ne serait rien, s'ils ne prétendaient à une infaillibilité qui devient comique ou tragique lorsqu'ils ne s'en tiennent pas strictement au domaine de leur création. Comme ce Mélétos nous est un personnage familier ! Il est poète lui-même sans doute, et peut-être poète de génie... mais ce serait d'un génie souvent barbare et ignorant de ses propres lois. Ni le cœur ni le jugement ne sont chez lui au niveau de la création poétique et de la foi religieuse dont il se fait une sorte de spécialité. Il se dit honnête homme et bon citoyen, et peut-être n'a-t-il pas, comme Socrate, décliné les magistratures et les honneurs pour se livrer à la seule volonté d'Apollon.



C'est donc à cause de cet homme, à cause de ce Mélétos éternel, que Platon se montrera ensuite si sévère pour les bonheurs et les jeux de l'imagination, et qu'il chassera les poètes de sa République. Mais la vraie poésie, excellente et divine, au-dessus des règles et de la raison, qui ne les contredit pas lorsqu'elle les concentre et les purifie sous l'influence du dieu, cette poésie indemne des bassesses du cœur, elle se trouvera sans cesse dans son œuvre ; dès l'Apologie, c'est par le roi des poètes, par Homère, que Socrate répond à Mélétos. Et quelle réponse ! c'est là que la poésie vient rendre à la sagesse le service qu'elle lui doit, de hausser l'âme à un point d'où la mort n'apparaisse plus comme un risque suprême, ni dont la menace puisse excuser la déraison ou l'injustice. Socrate lui-même, le Socrate du Phédon recevra la conseil divin de se livrer à cette poésie où l'existence de l'homme devant la mort doit trouver toute seule, et comme d'un coup d'aile, sa mesure et son chant. Ceux qui aujourd'hui définissent la réalité humaine comme un « être pour la mort » ont-ils bien médité l'ambiguïté de cette mort ? ont-ils assez considéré Socrate penché sur elle, faisant la pire hypothèse, avant de faire la meilleure, mais refusant toujours la facilité pathétique. Est-elle la nuit profonde, celle où parfois veut se plonger Montaigne « la tête baissée... comme dans une profonde muette et obscure, qui m'engloutit tout d'un saut et m'accable en un instant d'un profond sommeil plein d'insipidité et d'insolence... » ? Est-elle au contraire l'éveil à la vraie vie, la promesse des hautes connaissances et des belles amitiés ? mais rien, dans l'un ou l'autre cas, ne peut permettre que sa seule menace vienne troubler les lois et les mesures qui règlent la vie des hommes sous le ciel.



Nous avons voulu reproduire à la suite de notre traduction de l'Apologie les pages où Montaigne reprend l'essentiel de ce texte qui l'avait si profondément marqué. Il le fait dans son essai de la physionomie, au troisième livre. Cet essai, à vrai dire, est une nébuleuse où apparaissent peu à peu des formes, des figures originelles, et entre toutes celle de Socrate. On y voit des visages, celui de Montaigne et celui de La Boétie, des images, celles de la guerre civile ; les unes personnelles comme pour les deux aventures où Montaigne se montre naïvement en si bonne posture, – d'autres générales et poignantes lorsqu'il s'agit de la sérénité du peuple paysan devant la mort. Mais Socrate, le Socrate de l'Apologie est bien au centre : Montaigne voulait seulement dire, et c'était le sens de son titre « De la physionomie » : « voyez comme j'ai bonne mine, et que c'est vertu d'avoir bonne mine... » mais il a rencontré Socrate qui a mauvaise mine, et la mort qui a mine ambiguë ; par là tout a pris la dimension de profondeur où s'estompe la vanité.



Ainsi ceux que la vanité ou la passion aveuglent, les faux sages comme les chrétiens tièdes, ceux qui auraient passé à côté de Socrate en ne voyant en lui qu'un sophiste et un raisonneur, ceux qui aussi bien auraient vécu dans la proximité du Christ sans le connaître, tous ceux-là devraient être ébranlés dans leur conformisme par la lecture de l'Apologie. Mais sans doute importait-il à la transcendance chrétienne que le Christ ne fût pas reconnu ? La « mesure » que Socrate voit dans ce qui lui arrive n'est pas de la même nature, car l'enseignement de Socrate, pour être plein du démonique et du divin, ne comporte rien d'obscur. Cette mesure est plutôt dans l'avertissement solennel, que Platon confirmera dans sa « République » et dans son « politique » : « non, il n'est aucun homme qui puisse s'en tirer, devant vous ou devant aucune autre assemblée populaire, s'il est assez noble pour s'opposer à toutes les injustices et les illégalités qui se produisent dans la cité. » Vingt-cinq siècles d'expérience n'ont pas enlevé de sa force à ce jugement. Et les hommes pourtant persistent à se détruire, et à attaquer les racines mêmes de leur civilisation, en plaçant dans le nombre l'origine des lois et le fondement du pouvoir. Au terme de leur folie, oseront-ils un jour, sur la proposition de quelque Mélétos, interdire et brûler ce texte, tout entier dressé contre l'injustice du nombre et de l'opinion : l'Apologie de Socrate ?



PIERRE BOUTANG.

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