Etienne Balibar : « Refonder radicalement l’Europe »
Menacée
par l’autoritarisme technocratique et la montée du néofascisme,
l’Union européenne risque d’exploser. Le philosophe français
pose les conditions politiques d’une refondation historique axée
sur un nouveau type de fédération.
LE
MONDE | 16.12.2017 à 07h00 |Par Etienne Balibar
(Professeur émérite à l'université de Paris-Ouest Nanterre,
anniversary Chair in Modern European philosophy, Kingston university
Lo...
Par Etienne
Balibar
Tribune. Entre
le début de l’ère moderne et la moitié du XXe siècle,
l’Europe a imposé au monde entier une domination dont elle a tiré
ses richesses et ses capacités de civilisation. Mais elle est
aujourd’hui « provincialisée », ou plus exactement
elle est inscrite dans une semi-périphérie de
l’histoire et de l’économie mondiales. Tenue à l’écart du
« grand jeu » de l’hégémonie qui se joue désormais
entre l’Amérique et l’Asie, elle reste en dehors des zones de
surexploitation et de mort situées au sud et à l’est de la
Méditerranée, où elle se trouve pourtant impliquée par ses
investissements, ses interventions armées, ses opérations
frontalières et ses échanges de populations.
Si
nous ne voulons pas que les nouveaux conflits hégémoniques
disposent de notre travail et de nos vies comme d’une simple masse
de manœuvre, si nous voulons que l’Europe pèse réellement dans
la définition des normes de droit international et l’institution
des systèmes de protection faute desquels l’environnement sera
dévasté et la vie s’éteindra peu à peu sur terre, si enfin nous
voulons imposer les régulations commerciales et bancaires permettant
de sauvegarder et d’adapter le « modèle social européen »,
nous avons besoin de beaucoup plus que d’une coordination
réglementaire ou d’une gouvernance exclusivement financière
telles qu’elles existent aujourd’hui. Il nous faut une unité
politique et une représentation institutionnelle de l’intérêt
général, ce qui ne veut pas dire une unanimité sans opposition ni
diversité. Or nous en sommes loin (…).
L’Europe
est prise dans un double
bind.
La structure quasi
fédérale dans
laquelle s’exprime la communauté d’intérêts et de normes
juridiques de ses populations est pratiquement irréversible :
on l’a bien vu à l’impossibilité d’expulser la Grèce de la
zone euro, comme on le voit aujourd’hui à l’impossibilité pour
le Royaume-Uni de sortir de l’Union sans dommages. Mais la
conjonction des inégalités croissantes qui font exploser les
sociétés, de l’ingouvernabilité qui ne réussit plus à se
dissimuler dans « l’alternance » ou la « grande
coalition » des partis centristes, de l’autoritarisme
technocratique qui engendre un fossé de plus en plus infranchissable
entre gouvernants et gouvernés et des nationalismes qui se
rejoignent dans la violence potentielle contre un ennemi de
l’intérieur, tout cela débouche sur la crise existentielle de la
forme politique en Europe.
Quasi-souveraineté des institutions financières
Or
elle ne se fait pas au profit d’une « situation
révolutionnaire » ou d’une « insurrection qui vient »,
comme le croient sincèrement de vieux anarchistes et de jeunes
illuminés, mais au profit d’une décomposition de la citoyenneté.
L’Union européenne, désorientée, attend la prochaine crise
financière pour savoir si, comme le prédisent certains, elle
connaîtra le même sort que l’Union soviétique – l’autre
grand projet de dépassement des limites de l’Etat-nation dans
l’histoire du continent. C’est pourquoi, sans doute, il est
tellement question en ce moment, dans la classe politique et chez les
experts, de la nécessité d’une « refondation ». Je ne
récuse pas le terme, au contraire je pense qu’il faut lui donner
toute sa portée, en écartant les faux-semblants et en assumant
toutes les conditions qu’elle requiert.
Le
projet le plus cohérent est porté aujourd’hui par le président
français après l’avoir été par les conservateurs allemands
(depuis le mémorandum de Wolfgang Schäuble et Karl Lamers
en 1994) : il consiste à « renforcer le noyau
européen » (Kerneuropa)
autour des pays de la zone euro qui accepteraient de mettre une plus
grande partie de leurs ressources dans le fonds commun d’un budget
européen, voire d’un Fonds monétaire européen, soumis à une
discipline renforcée de la dette publique, mais utilisable pour des
politiques
« contracycliques » à longue échéance, élaborées sinon planifiées en commun. Il s’accompagne donc de l’officialisation d’une « géométrie variable » dans la construction européenne.
« contracycliques » à longue échéance, élaborées sinon planifiées en commun. Il s’accompagne donc de l’officialisation d’une « géométrie variable » dans la construction européenne.
Et
comme un tel projet, on le voit bien, revient à consacrer
la quasi-souveraineté des
institutions financières, il faut – du moins dans les variantes
libérales ou sociales-démocrates – lui apporter les correctifs
démocratiques capables de lui conférer un surcroît de légitimité.
Ce que les promoteurs imaginent en général sous la forme d’une
représentation parlementaire spécifique, qui viendrait s’ajouter
au Parlement européen ou serait l’émanation des Parlements
nationaux.
Un nouveau fossé entre les degrés d’appartenance à l’UE
Je
vois bien l’argument de rationalité qu’on peut invoquer en
faveur d’un tel plan : il tient à l’idée que
le gouvernement
économique,
conformément à une tendance présente dès la construction
d’après-guerre, est le pivot autour duquel gravite toute la
« gouvernance » de l’Europe, d’où découlent les
conséquences sociales et institutionnelles de l’intégration. Par
conséquent, c’est aussi une façon de reconnaître que, dans
l’époque de la mondialisation financière, l’économique et le
politique ne sont plus vraiment des « sphères »
séparées, de sorte qu’une avancée vers le fédéralisme qui ne
se fonderait pas sur l’unification des politiques économiques (et
de leur base monétaire) n’aurait aucune chance de se matérialiser.
C’est vrai, mais ce n’est aucunement suffisant pour assurer la
fonction réciproque, c’est-à-dire le contrôle
politique de la gouvernance économique dans
des formes suffisamment démocratiques pour instaurer la légitimité
du « souverain ».
« L’UNION
EUROPÉENNE, DÉSORIENTÉE, ATTEND LA PROCHAINE CRISE FINANCIÈRE
POUR SAVOIR SI, COMME LE PRÉDISENT CERTAINS, ELLE CONNAÎTRA LE MÊME
SORT QUE L’UNION SOVIÉTIQUE »
En
réalité, ce projet comporte deux inconvénients majeurs : le
premier, c’est qu’il maintient la représentation des citoyens
dans une fonction consultative, où la logique des
décisions
« imposées » par la conjoncture et « sanctionnées » par le directoire exécutif ne peut être véritablement discutée et contestée ; le second, c’est qu’il installe un nouveau fossé entre les degrés d’appartenance à l’Union européenne et par conséquent – au motif incertain de rendre plus « étroite » l’union des pays du noyau central – sème dans l’ensemble de l’Union les germes du ressentiment et du renforcement des nationalismes. Ce n’est pas une refondation, c’est une accentuation des tendances existantes à la concentration des pouvoirs et à l’hégémonie de certaines nations sur les autres.
« imposées » par la conjoncture et « sanctionnées » par le directoire exécutif ne peut être véritablement discutée et contestée ; le second, c’est qu’il installe un nouveau fossé entre les degrés d’appartenance à l’Union européenne et par conséquent – au motif incertain de rendre plus « étroite » l’union des pays du noyau central – sème dans l’ensemble de l’Union les germes du ressentiment et du renforcement des nationalismes. Ce n’est pas une refondation, c’est une accentuation des tendances existantes à la concentration des pouvoirs et à l’hégémonie de certaines nations sur les autres.
En
vérité, si l’idée de refondation est bien à l’ordre du jour,
il faut l’envisager de façon plus radicale, en ne se contentant
pas de renforcer certains pouvoirs ou de déléguer à certaines
nations le soin de piloter les autres. Il faut se demander quelles
seraient les conditions
politiques d’une
refondation historique. Je pense qu’on peut en énumérer au moins
cinq, qualitativement différentes, mais dépourvues d’efficacité
si elles ne se combinent pas étroitement entre elles.
Sortir enfin de l’état de pseudo-fédération
La
première, c’est un intérêt
matériel des
peuples européens, ou de leur grande majorité, à constituer dans
le monde actuel un ensemble actif au
regard des tendances et des conflits de puissance de la
mondialisation, de façon à en transformer les rapports de force au
bénéfice des citoyens. J’ai dit plus haut qu’il me semblait que
cet intérêt coïncidait avec ce qu’on peut appeler le
renforcement d’une Europe « altermondialisatrice », en
particulier dans le champ des régulations financières et des
protections environnementales. A quoi une actualité tragique impose
avec urgence d’ajouter une capacité de médiation renouvelée dans
la multiplication des guerres proches et lointaines, déclarées et
non déclarées, en revitalisant le droit international.
La
deuxième condition, c’est un objectif
institutionnel qui
soit aussi comme tel une innovation historique. Je pense que cet
objectif est de nous sortir enfin de l’état de pseudo-fédération,
existant déjà sous la forme d’une étroite interdépendance entre
les économies, les territoires et les cultures, mais
systématiquement dénié par le discours officiel, et
quotidiennement contredit par la façon dont les classes politiques
nationales cherchent à se réserver le monopole de la négociation
avec les administrations et les pouvoirs « corporatifs »,
qu’il s’agisse des grandes entreprises ou des syndicats.
L’objectif doit être d’inventer le nouveau type de fédération
qui n’abolit pas la nationalité, et n’en constitue pas non plus
un substitut, mais transforme sa signification et sa fonction dans le
cadre d’une souveraineté partagée.
La
troisième condition, c’est un idéal
politique, vers
lequel l’objectif de fédération peut s’orienter, et auquel le
succès de sa réalisation peut être mesuré. J’ai dit depuis
longtemps que cet idéal ne pouvait pas se contenter de préserver
nominalement la démocratie, en essayant de résister tant bien que
mal aux formes « postdémocratiques » que semble
engendrer inéluctablement la concentration des pouvoirs économiques,
informatiques, militaires à l’échelle mondiale. Il doit viser
un élargissement
de la démocratie par
rapport au niveau qu’avaient atteint les Etats-nations dans leurs
moments de citoyenneté active maximale. Cela veut dire qu’il n’y
aura pas de fédération européenne si l’émergence de pouvoirs
exécutifs, administratifs, judiciaires, représentatifs au-delà de
la souveraineté nationale ne s’accompagne pas d’une renaissance
des formes locales, quotidiennes, de participation directe (que
certains appellent aujourd’hui des formes d’assemblées) :
non pas isolées, refermées sur elles-mêmes, mais susceptibles de
communiquer par-delà les frontières. Une telle invention, bien
entendu, ne se décide pas de façon autoritaire, elle doit surmonter
des oppositions et des obstacles gigantesques (en particulier des
obstacles linguistiques), qui ne relèvent pas tous du conservatisme
social. Ce qui m’amène aux deux dernières conditions.
Une demande effective de refondation
La
quatrième, donc, c’est une demande
effective de
refondation, dont il peut sembler que nous soyons très éloignés en
cette période de réaction nationaliste et de désagrégation, mais
dont nous n’avons pas non plus de raisons de décréter
l’impossibilité a
priori.
Je dis effective parce
qu’il ne peut s’agir simplement de sentiments proeuropéens, ou
de délégation de pouvoir aux gouvernements qui s’engagent en
faveur d’une refondation de l’Europe, mais il faut des mouvements
collectifs, impliquant
des citoyens réels, avec leurs héritages hétérogènes et leurs
différences anthropologiques, susceptibles de se rejoindre par-delà
les frontières : soit pour protester
ensemble (par
exemple contre l’injustice et l’évasion fiscale), soit pour
engager des révolutions
culturelles devenues
inéluctables (par exemple une transformation des modes de production
et de consommation autodestructeurs).
Enfin,
la cinquième condition, qui permet de tenir ensemble toutes les
précédentes, c’est la définition de problèmes
politiques à résoudre pour
que la construction européenne devienne non seulement souhaitable,
mais possible,
en surmontant les effets de sa crise actuelle. Contrairement à ce
que croyait Marx, l’humanité (die
Menschheit) ne
se pose pas que des problèmes qu’elle peut résoudre (stellt
sich nicht nur Aufgaben, die sie lösen kann).
Mais elle ne résoudra que les problèmes qu’elle aura
effectivement posés… Il s’agit donc de définir les
« batailles » à livrer par les citoyens, ou encore, de
façon moins guerrière, les « campagnes » qu’ils
doivent engager pour que les obstacles sur lesquels bute aujourd’hui
le projet européen deviennent autant de terrains pour la
mobilisation, la communication et l’initiative.
« CONTRAIREMENT
À CE QUE CROYAIT MARX, L’HUMANITÉ NE SE POSE PAS QUE DES
PROBLÈMES QU’ELLE PEUT RÉSOUDRE. MAIS ELLE NE RÉSOUDRA QUE LES
PROBLÈMES QU’ELLE AURA EFFECTIVEMENT POSÉS »
Cela
vaut au premier chef pour la réduction de toutes les
formes d’inégalités (de
profession, de génération, de territoire, d’éducation, de santé,
de sécurité, de genre, de race…), aggravées par le triomphe du
principe de « concurrence libre et non faussée » sur les
valeurs de solidarité, qui ruine la possibilité même d’une
communauté politique, quel que soit le niveau où elle s’établit.
Cela vaut bien entendu aussi pour affronter la nouvelle
question nationale en
Europe, héritant d’une longue histoire de dominations et
d’antagonismes, mais complètement transformée dans son contenu
depuis que les Etats européens, de part et d’autre du Mur, après
les deux guerres mondiales, sont devenus des Etats « sociaux »
en même temps que « nationaux ». Et cela vaut pour ce
que j’appellerai, après Kant et Derrida, le défi
de l’hospitalité :
en clair, un traitement des mouvements de population présents et à
venir, où la fraternité humaine et la coopération avec les nations
du Sud trouvent chacune leur juste place (plutôt que le marchandage
sans honneur et l’interventionnisme militaire…).
Rédiger un nouveau « Manifesto di Ventotene »
Inégalités
galopantes, identités malheureuses, populations délocalisées :
les questions qu’il faut affronter pour avancer collectivement dans
le XXIe siècle,
et faire ainsi de l’Europe un acteur
historique, réunissant
de multiples capacités d’action civique.
(…) Dans
ce complexe, il faut choisir ce qui orientera notre effort de
refondation. Plus que d’un Jean Monnet néolibéral, d’un Charles
de Gaulle européen, ou même d’un Willy Brandt qui irait au bout
de ses intentions, nous avons besoin à mon avis d’un Altiero
Spinelli ou d’une Ursula Hirschmann, mais multipliés par dix ou
par cent, capables de rédiger à plusieurs mains quelque chose comme
un nouveau Manifesto
di Ventotene. Et
nous avons besoin d’en confronter l’inspiration avec ce que le
monde attend aujourd’hui de l’Europe.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire