mardi 5 mai 2020

Lettre de Michel Houellebecq

SOURCE :
https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-04-mai-2020



EN UN PEU PIRE
réponses à quelques amis

Il faut bien l’avouer : la plupart des mails échangés ces dernières semaines avaient pour premier objectif de vérifier que l’interlo­cuteur n’était pas mort, ni en passe de l’être. Mais, cette vérification faite, on essayait quand même de dire des choses intéressantes, ce qui n’était pas facile, parce que cette épidémie réussissait la prouesse d’être à la fois angoissante et ennuyeuse. Un virus banal, apparenté de manière peu prestigieuse à d’obscurs virus grippaux, aux conditions de survie mal connues, aux caractéristiques floues, tantôt bénin tantôt mortel, même pas sexuellement transmis­sible : en somme, un virus sans qualités. Cette épidémie avait beau faire quelques milliers de morts tous les jours dans le monde, elle n’en produisait pas moins la curieuse impression d’être un non-événement. D’ailleurs, mes estimables confrères (certains, quand même, sont estima­bles) n’en parlaient pas tellement, ils préféraient aborder la question du confinement ; et j’aimerais ici ajouter ma contribution à certaines de leurs observations.
Frédéric Beigbeder (de Guéthary, Pyrénées-Atlantiques). Un écrivain de toute façon ça ne voit pas grand monde, ça vit en ermite avec ses livres, le confinement ne change pas grand-chose. Tout à fait d’accord, Frédéric, question vie sociale ça ne change à peu près rien. Seulement, il y a un point que tu oublies de considérer (sans doute parce que, vivant à la campagne, tu es moins victime de l’interdit) : un écrivain, ça a besoin de marcher.
Ce confinement me paraît l’occasion idéale de trancher une vieille querelle Flaubert-Nietzsche. Quelque part (j’ai oublié où), Flaubert affirme qu’on ne pense et n’écrit bien qu’assis. Protesta­tions et moqueries de Nietzsche (j’ai également oublié où), qui va jusqu’à le traiter de nihiliste (ça se passe donc à l’époque où il avait déjà commencé à employer le mot à tort et à travers) : lui-même a conçu tous ses ouvrages en marchant, tout ce qui n’est pas conçu dans la marche est nul, d’ailleurs il a toujours été un danseur dionysiaque, etc. Peu suspect de sympathie exagérée pour Nietzsche, je dois cependant recon­naître qu’en l’occurrence, c’est plutôt lui qui a raison. Essayer d’écrire si l’on n’a pas la possi­bilité, dans la journée, de se livrer à plusieurs heures de marche à un rythme soutenu, est fortement à déconseiller : la tension nerveuse accumulée ne parvient pas à se dissou­dre, les pensées et les images continuent de tourner douloureuse­ment dans la pauvre tête de l’auteur, qui devient rapidement irritable, voire fou.
La seule chose qui compte vraiment est le rythme mécanique, machinal de la marche, qui n’a pas pour première raison d’être de faire apparaître des idées neuves (encore que cela puisse, dans un second temps, se produire), mais de calmer les conflits induits par le choc des idées nées à la table de travail (et c’est là que Flaubert n’a pas absolument tort) ; quand il nous parle de ses conceptions élaborées sur les pentes rocheuses de l’arrière-pays niçois, dans les prairies de l’Engadine etc., Nietzsche divague un peu : sauf lorsqu’on écrit un guide touristique, les paysages traversés ont moins d’importance que le paysage intérieur.
Catherine Millet (normalement plutôt parisienne, mais se trouvant par chance à Estagel, Pyrénées-Orientales, au moment où l’ordre d’immobilisation est tombé). La situation présen­te lui fait fâcheusement penser à la partie « anticipation » d’un de mes livres, La possi­bilité d’une île.
Alors là je me suis dit que c’était bien, quand même, d’avoir des lecteurs. Parce que je n’avais pas pensé à faire le rapprochement, alors que c’est tout à fait limpide. D’ailleurs, si j’y repense, c’est exacte­ment ce que j’avais en tête à l’époque, concernant l’extinction de l’humanité. Rien d’un film à grand spectacle. Quelque chose d’assez morne. Des indi­vidus vivant isolés dans leurs cellules, sans contact physique avec leurs sembla­bles, juste quelques échanges par ordina­teur, allant décroissant.
Emmanuel Carrère (Paris-Royan ; il semble avoir trouvé un motif valable pour se dépla­cer). Des livres intéressants naîtront-ils, inspirés par cette période ? Il se le demande.
Je me le demande aussi. Je me suis vraiment posé la question, mais au fond je ne crois pas. Sur la peste on a eu beaucoup de choses, au fil des siècles, la peste a beaucoup intéressé les écrivains. Là, j’ai des doutes. Déjà, je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le déroulement de cette épidé­mie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde ; c’est fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’un scoop. Si on examine, même, dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais moins bien que l’Allemagne ; là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise.
Le coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat d’accélérer certai­nes muta­tions en cours. Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques, qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures (le télétravail, les achats par Internet, les réseaux sociaux) ont eu pour principale conséquence (pour principal objectif ?) de dimi­nuer les contacts matériels, et surtout humains. L’épidémie de coronavirus offre une magni­fique raison d’être à cette tendance lourde : une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines. Ce qui me fait penser à une comparaison lumineuse que j’ai relevée dans un texte anti-PMA rédigé par un groupe d’activistes appelés « Les chim­panzés du futur » (j’ai découvert ces gens sur Internet ; je n’ai jamais dit qu’Internet n’avait que des inconvénients). Donc, je les cite : « D’ici peu, faire des enfants soi-même, gratuitement et au hasard, semblera aussi incongru que de faire de l’auto-stop sans plateforme web. » Le covoiturage, la colocation, on a les utopies qu’on mérite, enfin passons.
Il serait tout aussi faux d’affirmer que nous avons redécouvert le tragique, la mort, la finitude, etc. La tendance depuis plus d’un demi-siècle maintenant, bien décrite par Philippe Ariès, aura été de dissimuler la mort, autant que possible ; eh bien, jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on les inci­nère ? l’incinéra­tion est davantage dans l’esprit du temps), sans convier person­ne, en secret. Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quoti­diennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait.
Un autre chiffre aura pris beaucoup d’importance en ces semaines, celui de l’âge des malades. Jusqu’à quand convient-il de les réanimer et de les soigner ? 70, 75, 80 ans ? Cela dépend, apparem­ment, de la région du monde où l’on vit ; mais jamais en tout cas on n’avait exprimé avec une aussi tranquille impudeur le fait que la vie de tous n’a pas la même valeur ; qu’à partir d’un certain âge (70, 75, 80 ans ?), c’est un peu comme si l’on était déjà mort.
Toutes ces tendances, je l’ai dit, existaient déjà avant le coronavirus ; elles n’ont fait que se manifes­ter avec une évidence nouvelle. Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire.


Michel HOUELLEBECQ

Tribune d'Abdennour Bidar

SOURCE :
https://www.liberation.fr/debats/2020/05/04/cesser-d-exister-pour-rester-en-vie_1787284

Merci à Maite


TRIBUNE

Cesser d’exister pour rester en vie ?

Par Abdennour Bidar, philosophe — 4 mai 2020 à 16:54

Pour le philosophe Abdennour Bidar, en voulant sauver la vie, nous l’avons dans le même temps coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de toutes les significations qui la font grandir.

Tribune. Interdiction de visiter les malades à l’hôpital, interdiction de visiter les personnes âgées en Ehpad, interdiction au conjoint d’assister à l’accouchement dans certaines maternités, interdiction de se rassembler à plus de quinze personnes pour les enterrements, et tout cela ajouté à l’interdiction de sortir de chez soi pour un motif autre que celui de subvenir à ses besoins vitaux. Sommes-nous donc devenus fous ? Comment avons-nous pu tomber si bas ? Comment en est-on arrivé à bafouer à ce point de radicalité les droits et devoirs les plus sacrés, autant que les droits humains les plus fondamentaux et les plus élémentaires de la démocratie ? Il ne s’agit même pas, en posant ces questions, d’accuser le politique ou tel gouvernement. C’est à nos sociétés post-modernes que ces interrogations sont adressées : qu’est-ce qui a dégénéré à ce point, dans nos cultures, nos institutions, nos mentalités, pour que, dans la situation imposée par le coronavirus, nous nous retrouvions ainsi à apporter les pires réponses possibles ?

Au fin fond de la caverne de Platon

Comme le disait Shakespeare, «il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark». Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond du tout dans le système général de la civilisation humaine moderne, et qui doit nous inquiéter bien plus que tout le reste, pour que nous nous trompions de la sorte sur le fondamental : le sacré, la dignité humaine, la liberté. J’admets que l’erreur soit humaine et que le «sens du juste» soit relatif. Mais quand on commence à faire des erreurs, non que dis-je, des fautes systématiques sur ce qui touche à ce fondamental, quel doute reste-t-il ? N’a-t-on pas atteint collectivement un degré d’égarement absolument effarant ? Le fin fond de la caverne de Platon. Ou l’enfer, non pas au sens religieux du terme mais au sens d’un tel état d’inhumanité, de barbarie, de bêtise, qu’il nous condamne à aller vers le pire à cause de la gravité de nos propres errements.
Les beaux esprits me disent «qu’auriez-vous fait d’autre ?» N’était-il pas indispensable de prendre toutes ces mesures certes inhumaines et liberticides ? N’est-on pas aujourd’hui dans ce type de situation historique extrême que les hommes ont toujours redouté parce qu’on n’y a plus le choix qu’entre un mal et un autre mal ?
J’entends tout cela. Mais avons-nous bien mesuré la signification des choix que nous avons faits ? L’interdiction de rendre visite aux malades : de l’aveu même de médecins, cet isolement absolu imposé aux souffrants, dans cet univers si froid et entièrement machinique de l’hôpital, sans aucun soutien ni réconfort ni présence des proches, a fait dans bien des situations des dégâts terribles qui se sont ajoutés à l’agression du virus.
L’interdiction de rendre visite aux personnes âgées : là encore, combien de témoignages font état d’une situation d’isolement fatal, pour des personnes extrêmement vulnérables qui, privées de tout lien physique avec leur famille, se sont tout simplement laissées mourir. L’interdiction de rassembler l’ensemble de la famille et des amis pour les enterrements : voilà donc que non seulement on ne peut plus vivre ensemble pendant le confinement mais qu’on ne peut plus le faire décemment dans l’accompagnement du défunt. Et, pour poursuivre sur le funèbre, le cimetière de la démocratie, paix à son âme, avec l’interdiction de circuler librement – et ce spectre, dans un futur proche, d’un traçage des citoyens.

Protéger «la vie nue»
Oui il fallait protéger la «vie nue» dont parle Giorgio Agamben. Oui il y a d’admirables héros du quotidien qui ont pris soin de cette vie nue, et l’ont sauvée parfois. Mais comme il nous en a averti, et Michel Foucault avec lui, on ne peut pas, sous peine de renier notre humanité, choisir la préservation de cette vie nue «toute seule», de cette vie biologique au détriment de ce qui en fait une existence humaine en lui donnant son sens, son prix, sa grandeur : partager ses moments décisifs, naissance, maladie, vieillissement, mort ; respecter tout ce que j’ai appelé le sacré, la dignité, la liberté. C’est cet équilibre dans les valeurs que nous avons manifestement perdu, dont nous avons été manifestement incapables. Nous avons voulu sauver la vie mais nous l’avons, à l’inverse, coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de toutes les significations qui la font grandir. Cesser d’exister pour rester en vie ? Cette contradiction est accablante.
Aurons-nous la lucidité, l’humilité, la sagesse de l’admettre ? De reconnaître que nous ne sommes plus à l’échelle mondiale qu’une civilisation de bas niveau éthique, humain, spirituel ? On pourra continuer à le nier, à se raconter des histoires, à faire de beaux discours. Cependant le verdict est là : cette épreuve de vérité qui nous est infligée, nous n’avons pas su en relever le défi à hauteur d’homme. Nous n’avons pas su, en effet, faire exister l’harmonie entre la vie et le sacré, le vital et l’humain, la sécurité et la liberté. Nous avons maximisé le vital et méprisé le sacré, alors que l’être humain est pleinement humain quand en lui le corps et l’esprit sont considérés à égalité de droits. Nous avons maximisé la sécurité en écrasant la liberté, alors que l’être humain est pleinement humain quand sa société politique lui garantit autant l’une que l’autre.

Une absurde prison

Par conséquent, je veux bien croire que chacun a fait de son mieux, et que tout a été fait «pour le bien commun». Mais j’observe alors que, quand les hommes sont égarés comme nous le sommes, les meilleures intentions se retournent contre eux. En l’occurrence, avec toute notre intelligence, notre science, nos technologies, etc. nous avons réagi à la crise de façon tellement déshumanisée et déshumanisante, tellement irrationnelle derrière les apparences de la plus grande rationalité, que cela signe sans appel la fausseté parfaite de notre vision du monde, de notre mode de pensée, du sens que nous avons, ou prétendons avoir, de notre humanité même.

Nous avons pourtant tous lu 1984 de George Orwell ou le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley… déjà ces auteurs que nous admirons – de façon visiblement aveugle – décrivaient exactement ce monde de l’avenir dont les maîtres et les masses pensent qu’ils en font chaque jour un peu plus un paradis, alors qu’il devient lentement mais sûrement une absurde prison. Je ressens la même chose actuellement en entendant les uns et les autres répercuter en boucle, appliqué à notre situation, tout le vocabulaire «idéal» : protection, sécurité, santé publique, responsabilité, solidarité, intérêt général. Mais comment retrouver dorénavant la moindre confiance en toute cette rhétorique, et, au-delà des mots, une confiance en nous-mêmes, en ce que nous sommes, en ce qui fonde notre existence personnelle et collective, en notre trajet de civilisation, alors que nous avons failli à ce point ? Comment nous relever désormais de cette faillite… que d’aucuns ne manqueront pas demain de célébrer, pour le vendre à leur profit, comme «une grande victoire de l’humanité unie» contre le mal d’un maudit virus ?