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Mort de Jean Salem, philosophe
épicurien
L'auteur
de "Tel un dieu parmi les hommes" est mort ce 14 janvier
2018. Il avait 65 ans.
Par
L'Obs
Publié le 15
janvier 2018 à 11h53
Professeur à Paris-I Sorbonne, où il animait un séminaire intitulé «Marx au XXIe siècle», Jean Salem était avant tout spécialiste du matérialisme antique (Démocrite, Epicure, Lucrèce...). Né le 16 novembre 1952 à Alger, il était le fils d’Henri Alleg, auteur de «la Question», ce fameux essai qui avait dénoncé l'usage de la torture par l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Il est mort dans la nuit du 13 au 14 janvier 2018, à Rueil-Malmaison, victime d'une tumeur au cerveau.
Auteur de
nombreux livres, dont «Tel un dieu parmi les hommes : l'éthique
d'Epicure» (Vrin, 1989) et «le Bonheur ou l'Art d'être heureux par
gros temps» (Bordas, 2006), Jean Salem nous avait expliqué,
dans «Le Nouvel Observateur» en 2008, pourquoi les
préceptes d'Epicure restent un excellent antidote contre les poisons
du monde moderne.
Le
Nouvel Observateur. Commençons
par les malentendus courants au sujet de l'hédonisme épicurien.
Qu'est-ce que le véritable épicurisme au regard de cette conception
très vulgarisée ?
Jean
Salem.
Les contrefaçons actuelles de l'hédonisme, on pourrait grosso modo
les résumer par cette phrase que saint Paul prête aux impies:
«Mangeons,
buvons, car demain nous mourrons.»
Ainsi la vie se résumerait à une chasse aux plaisirs, un peu
animale, cumulative, contre le temps qui passe. Cette manière d'être
hédoniste est évidemment mêlée à une grande angoisse de mort.
Raison pour laquelle elle est bien en phase avec cette sorte de
psychose maniaco-dépressive si courante aujourd'hui.
L'hédonisme
épicurien, au contraire, se propose de calculer les plaisirs et les
peines de façon précautionneuse. Tout bien pesé, il faut savoir se
passer de certains plaisirs, nous dit-il, quand ceux-ci se paient de
beaucoup de chagrins, de douleurs, d'embrouillaminis. Tout désir
devient pathogène à partir du moment où il est infini. Le premier
de ces désirs infinis étant l'envie de vivre toujours, qui est
l'envers de la crainte de la mort.
N.
O. Alors
justement, comment Epicure opère-t-il ce tri entre désirs sains et
désirs pathologiques ?
J.
Salem.
On connaît les trois grandes catégories de désirs que distingue
l'épicurisme antique. D'un côté, les désirs naturels et
nécessaires : la faim ou la soif. Mais aussi le désir d'avoir des
amis ou celui de philosopher, qui ne relèvent pas directement de la
survie, mais sont nécessaires à l'équilibre, au bonheur. On ne
peut pas vivre sans amis. Les amis sont nos gardes du corps,
physiquement et moralement.
Ensuite,
il y a les désirs naturels mais non nécessaires, comme le désir
sexuel. Celui-ci conserve la marque de la nature, car il a une fin
assignable, il a des bornes. A moins bien sûr que nous ne basculions
dans l'amour-passion, insatiable, tourmentant, mais là c'est autre
chose justement.
Et
puis il y a les désirs non naturels et non nécessaires: désir du
luxe ou de la gloire, par exemple. Des désirs de vent, des désirs
de ce qui ne peut jamais s'attraper. C'est leur illimitation qui les
caractérise. On n'est jamais suffisamment riche, glorieux, ou sûr
de vivre encore demain. L'enjeu de l'épicurisme, c'est précisément
d'éliminer ces désirs-là pour trouver l'ataraxie, l'absence de
trouble, la pax
animi,
comme dira Lucrèce.
N.
O. Quelle
figure ancienne ou contemporaine incarne le mieux pour vous le sage
épicurien?
J.
Salem.
Pardonnez-moi de donner dans l'intime, mais je répondrai : mon père,
Henri Alleg (1), l'auteur de «la Question». Un livre-témoignage
sur la torture en Algérie, torture qu'il a subie et à laquelle il a
résisté. Quel rapport me direz- vous? La figure du résistant, de
celui qui ne pourrait supporter de déroger à sa ligne, de celui qui
est inaccessible à des désirs mesquins, à l'envie de nuire, à
l'appétit du petit gain, voilà la figure même du sage antique pour
moi. Le contraire en somme du «Bel-Ami» de Maupassant, de la
crapule qui se règle sur la loi de la jungle, du renégat qui a
tourné vingt fois sa veste, de l'homme-pétasse, pour le dire vite,
qui prospère sur notre fumier postmoderne.
N.
O. A
l'intérieur de cet idéal antique, qu'est-ce qui sépare l'éthique
épicurienne des autres, à commencer par sa soeur ennemie, la morale
stoïcienne?
J.
Salem.
Le stoïcisme fondé par Zenon de Citium, un contemporain d'Epicure,
affirme que le bonheur réside dans la vertu, et non dans le plaisir.
Tout porte à croire cependant que, pratiquement, un sage stoïcien
et un sage épicurien devaient avoir des vies assez semblables par
leur sobriété. Il n'en reste pas moins que les principes qui
guident ces deux écoles sont notablement opposés.
Tout
plaisir étant un bien pour Epicure, il n'y a aucune raison valable
de s'interdire ponctuellement des «extras». Tandis que chez les
stoïciens, il y a tout de même cette idée - à laquelle les
chrétiens applaudiront avec délices - que la privation, la
souffrance facilitent le progrès moral et sont plutôt une bonne
chose. Idéologiquement, il est donc clair que la doctrine stoïcienne
était beaucoup plus propice à être récupérée par tous ceux qui
pensent qu'il faut aux esclaves une petite religion leur permettant
de serrer les dents. C'est d'ailleurs ce qui se produira: deux ou
trois siècles à l'avance, le stoïcisme fera le lit du
christianisme, tandis que l'épicurisme deviendra une doctrine
persécutée.
N.
O. D'où
vient sa force de scandale ? Epicure n'était pas un provocateur
après tout, contrairement à Diogène...
J.
Salem.
Elle réside dans cette simple affirmation: vivre, c'est bien.
Observez les animaux et les petits enfants, dit Epicure. Voyez-les
courir vers le plaisir et fuir dans la direction opposée quand la
douleur les menace. La joie, le plaisir, voilà la norme. Tout le
reste n'est que dysfonctionnement provisoire. N'importe qui peut
faire cette expérience authentiquement épicurienne. Et n'y voyez
rien de gnangnan: entrez dans une maison où vit un bambin de 2 ou 3
ans, qui s'agite, qui court, qui est heureux. Aussitôt vous sortez
de la folie ordinaire, des soucis médiocres: la vie refait
irruption, avec toute sa puissance d'affirmation.
N.
O. La
longue fréquentation de cette doctrine vous a-t-elle transformé?
J.
Salem.
Il va de soi que le fait d'ânonner les vingt-six mille commentaires
de la célèbre phrase: «La
mort n'est rien pour nous, puisque lorsque nous sommes, la mort n'est
pas là et lorsque la mort est là, nous ne sommes plus»,
cela modifie son homme. La bête humaine en vient à se dire qu'elle
peut oublier un peu la tripe. [Rires.]
On peut bien sûr considérer qu'il y a là un tour de passe-passe,
une entourloupe.
Pour ma
part, je trouve que la technique épicurienne d'accoutumance à
l'inévitable demeure d'une redoutable efficacité. Sans cela, comme
dit Schopenhauer, si nous étions vraiment conséquents avec
nous-mêmes, et dans la mesure où il est proprement insupportable de
penser que la vie doit finir, il faudrait faire comme les chiens qui
hurlent jusqu'à la mort sur la tombe de leur maître.
N.
O. Qu'est-ce
qui distingue cette attitude de la pure résignation?
J.
Salem.
Ça peut paraître trop beau pour être vrai, mais les épicuriens
arrivent à nous faire croire que dans une vie finie on peut parvenir
à goûter aux mêmes plaisirs que si elle était infinie. Lorsque
l'on croise certains octogénaires sereins, ceux dont toute la
manière d'être dit que si c'était à refaire ils le referaient, on
a là l'incarnation même du sage évoqué par Lucrèce. Pensons aux
mots d'un Kant à l'heure de sa mort: «C'est
bien.»
N.
O. Outre
la position à tenir face à la mort, qu'est-ce qui demeure selon
vous le plus opérationnel aujourd'hui dans la morale épicurienne?
J.
Salem.
Il se trouve que comme les grands épicuriens «historiques», nous
vivons une période d'effondrement absolu. Pour Lucrèce, c'était la
fin de la République à Rome, les guerres civiles. On venait de
crucifier des milliers d'esclaves après la révolte de Spartacus.
Epicure, lui, a été le témoin de l'effondrement de l'empire
d'Alexandre, de la fin de la Cité grecque comme entité pour
laquelle on pouvait vivre ou mourir. Dans ce genre de monde-là,
avoir un squelette idéologique, une doctrine qui vous «blinde»,
une armure intime, c'est capital.
Il
y a des époques où il faut mépriser la politique parce qu'elle est
devenue méprisable. C'est souvent le cas de la nôtre, il me semble.
Pour ne pas avoir l'air de m'échauffer, je me bornerai à citer le
nom de Berlusconi. [Rires.]
La question des faux besoins est, elle aussi, très actuelle. Viser
des désirs limités peut procurer des bénéfices évidents dans un
système capitaliste dont le propre est d'hystériser les désirs, et
où l'on est affreusement malheureux si l'on est déconnecté quinze
jours de sa boîte mail ou de son portable.
N.
O. Faisons
un essai de politique-fiction... Quelle serait dans les circonstances
actuelles l'attitude adoptée par un épicurien quant à la chose
publique?
J.
Salem.
Epicure propose des solutions «à la hippie», pour donner dans
l'anachronisme. Disons qu'à la manière des Verts allemands des
années 1980, il adopte une posture antisystème, sans être pour
autant un farouche révolutionnaire. Certains ont même considéré
qu'il s'adresse davantage aux «bobos» d'Athènes qu'à ceux qui
sont tout en bas de l'échelle sociale. C'est en tout cas quelqu'un
qui se trouve radicalement en butte aux bien-pensants de son temps.
Un notable du Ier siècle av. J.-C. comme Plutarque par exemple,
prêtre auprès du centre panhellénique de Delphes, envisage les
gens du Jardin comme des parasites. Des types qui viennent à la
ville profiter de ses bienfaits, puis se retirent sans se mêler de
politique.
Il y a, en
outre, une forme de pacifisme dans l'épicurisme, chez Lucrèce
notamment. Mais attention, pas un pacifisme bêlant. Il y a, dans
cette doctrine, un très grand pessimisme anthropologique, qui
constitue la contrepartie de ce que j'appellerais son optimisme
naturaliste. La nature te donne tout pour être heureux : libre à
toi de ne pas lui demander l'impossible.
N.
O. Ce
qui frappe toutefois dans votre vision de l'épicurisme, c'est la
capacité communicative de résistance que vous lui prêtez... Est-ce
cela qui fait le plus défaut aujourd'hui?
J.
Salem.
Les épicuriens ne sont pas des «rouges», mais ils enseignent un
mépris très salubre à l'égard de toutes les institutions faites
de vent et de tous ceux qui se prennent au sérieux, ceux-ci étant
particulièrement lugubres en ce moment. Il y a d'autre part chez
Epicure une théorie qui a beaucoup fait causer - Marx notamment.
C'est celle du clinamen, cette faculté que l'atome a de dévier de
sa trajectoire selon un tout petit angle. Lucrèce en donne une
superbe «preuve». Quand une foule me pousse dans une certaine
direction, je peux toujours opposer mon épaule pour tenter de lui
résister. C'est à mes yeux une définition assez parfaite de la
liberté. Chacun a toujours la possibilité de ne pas aller dans le
sens où les circonstances le poussent.
Propos
recueillis par Aude Lancelin et Marie Lemonnier
(1) Henri Alleg, de son vrai nom Harry Salem, né en 1921, journaliste franco-algérien, membre du PCF, il fut le directeur d'«Alger républicain». Séquestré et torturé par les parachutistes français en 1957, il vit actuellement à Paris.
(1) Henri Alleg, de son vrai nom Harry Salem, né en 1921, journaliste franco-algérien, membre du PCF, il fut le directeur d'«Alger républicain». Séquestré et torturé par les parachutistes français en 1957, il vit actuellement à Paris.
Paru
dans "L'OBS" du 7 août 2008.
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