dimanche 4 octobre 2015

Mort du philosophe François Dagognet

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Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.

Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.
Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.
Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.

Scruter le réel

Le fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :
« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »
Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée.

vendredi 2 octobre 2015

Sur l'art contemporain


Le Nouvel Observateur Vous estimez que l'art contemporain n'est pas la simple prolongation de l'art moderne, mais relève, comme l'indique le titre de votre livre «le Paradigme de l'art contemporain», d'une logique entièrement différente.

Nathalie Heinich On a tendance à utiliser «art moderne» et «art contemporain» comme des termes équivalents, dont la seule différence serait chronologique. C'est une erreur : il y a autant de différences entre l'art contemporain et l'art moderne qu'entre l'art moderne et l'art classique. Chacun se distingue par des règles du jeu implicites, qui forment ce que Thomas Kuhn appelait un «paradigme».

Ainsi, l'art moderne repose sur la transgression des règles de la figuration classique (impressionnisme, cubisme, surréalisme... ). L'art contemporain, lui, transgresse la notion même d'œuvre d'art telle qu'elle est communément admise. Par exemple, l'œuvre ne sera plus faite de la main de l'artiste mais usinée par des tiers. L'acte artistique ne réside plus dans la fabrication de l'objet mais dans sa conception, dans les discours qui l'accompagnent, les réactions qu'il suscite... L'oeuvre peut être éphémère, évolutive, biodégradable, blasphématoire, indécente.

Un courant apparu dans les années 1980, le «simulationnisme», proposait même de faire disparaître toute idée d'originalité, puisqu'il s'agissait de reproduire avec la plus grande exactitude des œuvres déjà existantes. L'art contemporain est une invention permanente des manières d'expérimenter les limites ontologiques (la notion d'œuvre) et morales (la façon d'être de l'artiste). D'où la violence des réactions qu'il suscite.

Damien Hirst et Jeff Koons, probablement les deux figures les plus connues aujourd'hui de l'art contemporain, illustrent-ils ce paradigme ?


Même s'ils ne sont qu'un épiphénomène de l'art contemporain, ils illustrent bien en effet la rupture avec les conventions de l'art moderne. Jeff Koons est un ancien trader et s'habille en complet veston, contrastant avec les pantalons de velours fatigués de l'artiste bohème.

Lui et Hirst ne cachent pas qu'ils gagnent beaucoup d'argent, et qu'ils en dépensent beaucoup aussi. Ce sont des entrepreneurs, avec des ateliers de plusieurs dizaines de personnes qui réalisent leurs œuvres, et que l'on retrouve autant en pages people des journaux qu'en pages culture. Leurs œuvres se situent au croisement du sensationnalisme et de la culture populaire: Hirst expose un veau coupé en deux et conservé dans le formol, Koons construit des peluches monumentales. Cette tendance correspond à l'arrivée sur le marché de l'art de nouveaux acheteurs liés à la financiarisation de l'économie mondiale (traders, bourgeoisie des pays émergents).

Depuis une quinzaine d'années s'est formée une bulle artistico-fnancière qui a porté certaines oeuvres à des prix extravagants, ce qui résonne avec l'esprit de ces oeuvres - le kitsch, le cynisme, le spectaculaire. Mais l'art contemporain, qui existe depuis une soixantaine d'années, ne se réduit pas à cette variante assez récente et à vrai dire assez extrême: d'autres courants, plus intellectualisés ou plus émotionnels ou sensoriels, sont davantage appréciés par la plupart des critiques, à l'image de Joseph Beuys ou Daniel Buren, Christian Boltanski, Bill Viola, James Turrell, Anish Kapoor, ou encore, pour remonter dans le temps, Marcel Duchamp et ses fameux ready-mades.

L'art contemporain se distingue également par un nouveau système d'exposition et de commercialisation, et donc de reconnaissance de l'artiste.

Là encore s'est produit un changement de paradigme : en art moderne, la reconnaissance d'un artiste nouveau se faisait d'abord par les galeries et les collectionneurs ; ensuite venaient les musées et enfin le public. En art contemporain, le personnage central est, avec le critique, le commissaire d'exposition, un métier relativement nouveau. Le commissaire opère pour un organisme public - musée, biennale, centre d'art -, et ses choix vont permettre à la cote d'un artiste de décoller. Toutefois, cette prépondérance du public sur le privé tend à se renverser avec la «bulle» des quinze dernières années, où le marché a repris un rôle majeur, du moins pour la consécration des artistes déjà repérés.

Certains artistes se muent en hommes d'affaires et certains hommes d'affaires sont des collectionneurs très actifs. L'art contemporain serait-il devenu le miroir d'une époque régie par la finance?

Depuis toujours la possession d'une œuvre d'art est un moyen privilégié pour afficher sa puissance: la rareté de la pièce unique attise la spéculation. Mais, pas plus que Michel-Ange n'était que le «miroir» de la puissance papale, l'art contemporain ne peut être réduit à un miroir de la finance moderne - ne serait-ce qu'en raison du poids des pouvoirs publics dans sa promotion, qui lui vaut chez certains l'accusation d'être un «art officiel» .

L'art contemporain actuel est, comme le monde marchand, mondialisé: il n'y a plus guère d'écoles nationales, et les propositions artistiques circulent autour de la planète comme les ordres de Bourse. Le rapport au temps est lui aussi en consonance avec la culture actuelle: les intermédiaires cherchent à promouvoir des artistes toujours plus jeunes, et l'on voit des artistes qui ont eu très tôt leur heure de gloire retomber brutalement dans l'anonymat. Le passé s'oublie de plus en plus vite, les artistes arrivent avec une culture de plus en plus axée sur le temps présent, et certains critiques aussi. Il n'existe plus guère non plus de groupes d'artistes, comme dans l'art moderne et dans la première génération de l'art contemporain - autre tendance en phase avec un individualisme généralisé.

Au fond, on se demande ce que cherche l'artiste contemporain.

L'artiste moderne déconstruisait les règles académiques de la figuration au nom d'un impératif romantique: l'expression de l'intériorité. Cette quête exigeait que l'artiste lui sacrifie une réussite trop facile, la vocation devant l'emporter sur la consécration à court terme.

L'art contemporain transgresse aussi cet impératif: l'intériorité devient un stéréotype dont on se joue, en affectant au besoin des postures de dandy ou de cynique. Jeff Koons peut ainsi déclarer : «Le marché est le meilleur critique [...]. Mon œuvre n'a aucune valeur esthétique [...]. Je pense que le goût n'a aucune importance.»

Et Maurizio Cattelan raconte comment, pour une de ses expositions, il avait convaincu ses galeristes de s'habiller en Jane et Tarzan, ou d'organiser un voyage en jet privé sur une décharge de Naples. L'artiste d'hier était maudit, incompris, forcément malheureux: tel était le prix à payer pour incarner une nouvelle forme d'élite. Celui du troisième millénaire peut réaliser les idées les plus farfelues sans que les institutions ne posent de limites - au contraire, elles encouragent ce que certains nomment des «questionnements», d'autres des «provocations». Comme si l'artiste était implicitement chargé par le public d'incarner un fantasme de toute-puissance...

Votre livre ne porte pas de jugement direct, mais on croit comprendre que votre appréciation globale sur l'art contemporain est plutôt négative.

Je travaille sur le sujet depuis près de trente ans, en tâchant de le faire non comme critique d'art mais comme sociologue. Le rôle d'un chercheur n'est pas de trancher entre ces opinions, mais de dégager les valeurs qui les sous-tendent. Pour certains, l'art contemporain est un révélateur désolant et une caricature navrante des travers les plus infantiles de l'époque. Pour d'autres, c'est au contraire un outil de réflexion fascinant et même une catharsis saine et souhaitable.

Quant à mon opinion personnelle, elle est des plus banales: certaines propositions en art contemporain me paraissent magnifiques, d'autres sans aucun intérêt. Du reste, c'est l'une des grandes caractéristiques de l'art contemporain que de pousser à avoir une opinion, d'être un excitant à opinion. Et, en cela aussi, il appartient bien à notre époque.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

NATHALIE HEINICH, sociologue, directrice de recherche au CNRS, vient de publier "le Paradigme de l'art contemporain" (Gallimard), qui est le point d'aboutissement du travail qu'elle mène depuis une trentaine d'années sur le sujet. Elle a également publié "Pourquoi Bourdieu" (Gallimard, 2007), où elle analyse sa rupture avec le sociologue, et "Maisons perdues" (Thierry Marchaisse, 2013), où elle évoque son enfance.