La philosophe explique que la colĂšre
citoyenne face Ă lâimprĂ©paration des gouvernements nĂ©olibĂ©raux
pour les protéger de la pandémie doit déboucher sur un sursaut
politique et une véritable « démocratie sanitaire »
Professeure de philosophie politique Ă
lâuniversitĂ© Bordeaux Montaigne et responsable du master « soin,
Ă©thique et santĂ© », Barbara Stiegler est lâauteure dâIl faut
sâadapter. Sur un nouvel impĂ©ratif politique (Gallimard, 336 p.,
22 euros) et de Du cap aux grĂšves. RĂ©cit dâune mobilisation. 17
novembre 2018Â 5 mars 2020 (Verdier, 139 p., 7 euros, Ă
paraĂźtre). Dans un entretien au Monde, elle explique les raisons
idĂ©ologiques de lâimprĂ©paration des gouvernements nĂ©olibĂ©raux Ă
la crise due au coronavirus et en appelle Ă la mise en place dâune
« démocratie sanitaire ».
Comment expliquer lâimprĂ©paration,
notamment française, face à cette pandémie mondiale ?
LâimprĂ©paration est en effet
générale, mais les motifs divergent selon la culture politique de
chaque pays. Aux Ătats-Unis ou en Grande-Bretagne, les choix qui ont
été faits au départ allaient dans le sens du laisser-faire et
sâinscrivaient dans une vision utilitariste assumĂ©e. Pour le bien
commun, il valait mieux que certaines vies de moindre valeur soient
sacrifiĂ©es. En France, oĂč un tel discours aurait eu du mal Ă
passer, la réduction continue du nombre de lits et de soignants et
la pĂ©nurie de masques, dâĂ©quipements de protection et bientĂŽt de
médicaments conduit également à trier les patients, mais sans le
dire publiquement. Cette situation reflĂšte plutĂŽt la vision
néolibérale de la santé publique et son imaginaire. Dans sa
conception du sens de lâhistoire, nous irions en effet vers un
monde immatĂ©riel de flux et de compĂ©tences, censĂ© ĂȘtre en avance
sur le monde dâavant, qui lui serait fait de stocks et de
vulnĂ©rabilitĂ©s, câest-Ă -dire, au fond, de matiĂšre et de
souffrance. Nos Ă©conomies dĂ©veloppĂ©es seraient fondĂ©es sur lâ«
innovation » et sur lâ« Ă©conomie de la connaissance », ce
serait lĂ dâailleurs le nouveau sens de la santĂ©, et elles
devraient dĂ©lĂ©guer aux continents du Sud, Ă lâAfrique et Ă
lâAsie principalement, la fabrication industrielle des biens
matériels. Avec une telle conception fantasmatique du sens de
lâhistoire, nos gouvernants ne pouvaient que renvoyer lâĂ©pidĂ©mie
infectieuse et lâindustrie manufacturiĂšre Ă un monde
sous-développé et à des temps anciens que nous, Occidentaux,
aurions dĂ©passĂ©s. LâidĂ©e fut au fond quâun tel virus Ă©tait,
comme les stocks de masques, trop archaĂŻque pour concerner nos
sociĂ©tĂ©s, trop performantes pour y ĂȘtre exposĂ©es. Lâorigine
supposĂ©e de la pandĂ©mie a dâailleurs pu contribuer Ă redoubler
ce mécanisme de déni. Car quel rapport nos vies aseptisées et nos
systÚmes de santé ultramodernes pouvaient-ils bien avoir avec ce
sombre mĂ©lange de saletĂ©, dâĂ©levage domestique confinĂ© et de
faune sauvage malade quâĂ©voquent les marchĂ©s dâanimaux
asiatiques ? Tournant le dos à ces images déplaisantes de
chauve-souris et de volailles infectées, pourtant emblématiques de
notre économie mondialisée qui entasse les vivants dans des
environnements industriels de plus en plus dégradés, le
nĂ©olibĂ©ralisme prĂ©fĂšre tourner ses regards vers lâavenir
radieux promis par lâinnovation biomĂ©dicale et continuer
dâocculter les facteurs sociaux et environnementaux de toutes les
pathologies, tant infectieuses que chroniques.
Dans quelle mesure cette vision
néolibérale de la médecine reprend-elle celle théorisée par
Walter Lippmann dans les années 1930 ?
LâidĂ©e vĂ©hiculĂ©e depuis des annĂ©es
est au fond que notre systĂšme sanitaire doit en finir avec la
vieille médecine clinique, fondée sur la souffrance et la plainte
du patient, de mĂȘme quâil serait censĂ© en avoir fini avec les
grandes Ă©pidĂ©mies infectieuses, supposant lâassistance Ă des
populations vulnĂ©rables. Câest le sens de la mĂ©decine dite «
proactive », portée par les promesses du virage numérique et des
données massives (big data) en santé. A notre vieille médecine
jugée « réactive », la vision proactive oppose des processus
dâoptimisation continue, oĂč ce sont les patients eux-mĂȘmes qui
sont censés gérer de maniÚre optimale leurs propres comportements
face aux risques. Comme chez Walter Lippmann, lâidĂ©e est
dâaugmenter les performances des individus et leur capacitĂ© Ă
sâadapter, y compris Ă un environnement dĂ©gradĂ©. Cette vision,
que lâon retrouve dans le champ de la maladie chronique avec la «
médecine des 4 P » (« personnalisée », « prédictive », «
préventive », « participative »), sous-tend une nouvelle
conception de la santé publique qui passe exclusivement par la
responsabilitĂ© individuelle et qui refuse dâassumer une vision
collective des déterminants sociaux de santé, soupçonnée de
dĂ©boucher sur une action sociale trop collectiviste. Câest
lâaccumulation de tous ces dualismes imaginaires qui a crĂ©Ă© la
cécité de nos gouvernants face à la crise et qui a produit la
situation actuelle : un trÚs long retard au démarrage pour prendre
des mesures collectives de santĂ© publique, doublĂ© dâune
spectaculaire pĂ©nurie organisĂ©e au nom de la santĂ© elle-mĂȘme,
alors mĂȘme que des alertes sur les maladies Ă©mergentes se
multipliaient dans la littérature scientifique depuis des années et
que lâOMS lançait des recommandations trĂšs claires dĂšs la fin du
mois de janvier.
Cela ne donne-t-il pas raison Ă son
contradicteur, John Dewey ?
Absolument. Comme la crise climatique
et comme dâautres grandes crises sanitaires, ce virus rĂ©vĂšle le
retard des gouvernants et de leurs stéréotypes sur les citoyens, ou
plus exactement sur ceux que John Dewey nomme les « publics »,
câest-Ă -dire les groupes de citoyens qui sont en premiĂšre ligne
face à un problÚme. Avec Walter Lippmann, les néolibéraux
considĂšrent que ceux quâils appellent les « dirigeants »
(leaders) sont par principe en avance sur la population. Parce quâils
sont beaucoup plus mobiles, ils auraient une vue plus adaptée à la
mobilité du réel, tandis que les masses inertes seraient par nature
enfermĂ©es dans ce quâil appelle des « stĂ©rĂ©otypes »,
câest-Ă -dire des reprĂ©sentations figĂ©es du rĂ©el. Or, la
situation actuelle tend Ă dĂ©montrer lâinverse. Si les « Ă©lites
» mondialisĂ©es sont aveugles et dans le dĂ©ni, câest du fait mĂȘme
de leur mobilité, car cette derniÚre les attache à des maniÚres
de vivre qui se révÚlent de plus en plus archaïques et inadaptées
Ă la crise Ă©cologique, tandis que les populations sâinquiĂštent
de maniĂšre bien plus lucide et commencent Ă douter.
Aviez-vous pris vous-mĂȘme la mesure
de lâampleur de lâĂ©pidĂ©mie ?
Je nâai rien compris Ă ce qui se
passait. DĂ©bordĂ©e par dâautres fronts ouverts par la mobilisation
sociale, jâai plus ou moins fait confiance au gouvernement dans sa
gestion du virus et jâai adhĂ©rĂ© par inertie aux stĂ©rĂ©otypes et
aux « fake news » diffusĂ©s par le discours dominant : « Câest
une petite grippe », « il ne faut rien changer à nos habitudes de
sortie » (le président Emmanuel Macron, le 6 mars), « la Chine et
lâItalie surrĂ©agissent ». Câest seulement le soir de la
fermeture brutale de tous les cafés et restaurants par le premier
ministre, Edouard Philippe, que jâai commencĂ© Ă comprendre quâon
nous cachait quelque chose. Une injonction contradictoire
apparaissait au grand jour, qui reprenait exactement la mĂȘme
structure que lâĂ©lĂ©ment dĂ©clencheur de la crise des « gilets
jaunes » avec la taxe carbone. « Soyez mobiles, mais ne prenez pas
votre voiture » (novembre 2018) devenait « Restez chez vous, mais
allez voter » (mars 2020), contradiction qui nâa pas cessĂ© dâĂȘtre
relayée ensuite par des énoncés du type : « Restez chez vous,
mais allez travailler ». Au lieu de passer leur temps à dénoncer
les rĂ©seaux sociaux et accrĂ©diter lâidĂ©e que le pouvoir serait
par principe du cÎté du savoir, les experts et les gouvernants
seraient bien inspirés de reconnaßtre leur retard sur les
événements.
Quels sont les effets psychiques,
sociaux et politiques de ces injonctions contradictoires ?
La multiplication de ces signaux
contradictoires autour du thĂšme de lâouverture et de la clĂŽture,
de la stase et du flux, produit un effet permanent de double
contrainte (double bind), qui est intenable pour ceux auxquels elle
sâadresse et qui sape complĂštement lâautoritĂ© des gouvernants.
Son origine est toujours la mĂȘme. Elle vient de la crise Ă©cologique
et sanitaire qui fracasse le cap, et avec lui le discours de ses
capitaines, de lâintĂ©rieur. En Chine, en Italie et en France, ce
furent en effet les publics concernés, ceux qui étaient réellement
en lutte contre le virus, qui ont été à chaque fois en avance sur
la situation. Or, ce retard a été sans cesse dénié et dissimulé
par les dirigeants. Dans notre pays, ce fut et câest encore la
fonction du discours dominant sur lâindiscipline et
lâirresponsabilitĂ© des Français. Ce discours a aussi pour
fonction de nous culpabiliser. En surinvestissant le registre moral,
il sâagit de produire une complĂšte dĂ©politisation des questions,
qui passe par lâhĂ©roĂŻsation des soignants, lâactivation de la
fibre morale de tous les citoyens et la stigmatisation des mauvais
Français. En mettant en scÚne notre ignorance, il permet enfin de
donner les pleins pouvoirs aux dirigeants. Dans un monde complexe,
mouvant et incertain, les masses doivent laisser la décision aux
experts, et dans une situation de crise, la démocratie doit faire
place Ă lâunion sacrĂ©e derriĂšre son chef de guerre. Sauf que
derriĂšre la mise en scĂšne dâun pays en ordre de bataille, la
dĂ©fiance est toujours lĂ et la colĂšre grandit. Cette colĂšre nâira
dans le bon sens quâĂ condition de devenir politique. Pour cela,
il faut exiger dÚs maintenant une véritable démocratie sanitaire.
Que les choix de santé publique deviennent, comme les choix
Ă©conomiques et sociaux, une affaire collective et non la chose
réservée des experts et des dirigeants. Puisque nous entrons dans
un temps de crises majeures, le prĂ©texte de la pandĂ©mie nâest pas
audible, Ă moins quâon choisisse clairement dâen finir avec la
démocratie et de préférer un gouvernement autoritaire (la Chine)
ou par le big data (la Corée du Sud). Cette tentation existe dans
les discours dominants, mais je crois quâil faut systĂ©matiquement
la combattre.
Le pouvoir dit « Restez chez vous
», mais Ă©galement que « tout continue ». En quoi sâagit-il
dâune illusion ?
Cette illusion est le moteur des «
grands plans de continuitĂ© dâactivitĂ© » (business continuity
plan), qui fleurissent dans toutes nos organisations. Ces plans
jouent Ă©videmment sur le bon sens. Ne faut-il pas continuer Ă
soutenir la vie, Ă sâoccuper de nos Ă©lĂšves, de nos Ă©tudiants,
de nos enfants, Ă assurer le maintien des fonctions vitales du pays
? Mais derriĂšre ces assertions de bon sens, câest tout autre chose
qui se joue. En imposant Ă tous lâĂ©conomie du numĂ©rique, qui
livre toute une population, y compris les plus jeunes (une injonction
contradictoire de plus !), au pouvoir des Ă©crans, nos responsables
ne font en rĂ©alitĂ© quâune chose : poursuivre Ă toute force la
pression du surmenage, de lâĂ©valuation et de la compĂ©tition
mondialisĂ©e qui minent nos sociĂ©tĂ©s. LâidĂ©e est de ne surtout
pas affronter les discontinuités inouïes du réel et de les
recouvrir par une continuité factice, en jouant sur des ressorts
psychologiques bien connus : la peur du vide, lâĂ©vitement du deuil
et la terreur devant lâinĂ©dit. Le nĂ©olibĂ©ralisme nâest pas
seulement dans les grandes entreprises, sur les places financiĂšres
et sur les marchĂ©s. Il est dâabord en nous, et dans nos minuscules
maniĂšres de vivre quâil a progressivement transformĂ©es et dont il
sâagit aujourdâhui que nous reprenions collectivement le
contrĂŽle.
Propos recueillis par Nicolas Truong