APOLOGIE
DE SOCRATE
traduite
du grec
de
Platon
par
Pierre Boutang
Paris,
Wittmann, 1946
INTRODUCTION
« Il
faut la vue nette et bien purgée pour découvrir cette secrète
lumière. »
« Voilà
par un plaidoyer sec et sain, mais quand et quand naïf et bas, d'une
hauteur inimaginable, véritable, franc et juste au delà de tout
exemple, et employé en quelle nécessité ? »
MONTAIGNE,
Essais, III, 12.
« Il
est bien plus aisé », nous dit Montaigne, « de parler
comme Aristote et vivre comme César, qu'il n'est aisé de parler et
vivre comme Socrate ». Difficulté extrême, et difficulté
presque divine... mais ceux qui recherchent le point où la
perfection humaine affleure la réalité d'en haut, les connaisseurs
des choses divines ou démoniques deviennent rares et il en est peu
qui échappent à la prison ou à la mort. Les temps sont trop
troublés ; l'éloquence et la tyrannie ont trop de charmes ;
gageons, avec Montaigne encore, que « s'il naissait à cette
heure quelque chose de pareil, il est peu d'hommes qui le
prisassent ». Mais ce « peu d'hommes » existe, et
c'est pour lui que nous nous sommes donné la joie de tenter, une
fois encore, une traduction de l'Apologie.
S'il
naissait à cette heure quelque chose de tel, si une telle aventure
avait choisi de se manifester dans notre siècle, en aurait-on
beaucoup parlé ? Les moyens de réduire au silence le juste ont
fait de grands progrès depuis la démocratie athénienne. On le fait
taire, d'abord, en supprimant sa voix : quand on ne le tue pas,
on l'enferme : mais surtout Anytos, Mélétos, et Lycon sont en
mesure d'assourdir le monde de leurs cris ; ils ont la presse,
la radio, le pouvoir ; ils ont les lois enfin, qu'ils fabriquent
et qu'ils savent douer, par une étrange magie, d'une puissance
rétroactive. Si la voix juste apparaît, malgré tout, c'est comme
dans un silence entre deux vagues, et les frénétiques s'en vengent
bien...
Ne
cédons pourtant pas à la tentation de calomnier notre temps. Celui
de Montaigne, qui goûte si fort l'Apologie, qu'il ne peut s'empêcher
d'en faire la paraphrase, ne valait pas beaucoup mieux ;
moins « usé », peut-être avait-il même encore
plus de violence ? Qu'il était difficile d'être d'un tiers
parti : « au gibelin j'étais guelfe, et au guelfe
gibelin ». Cette sotte injustice est vieille comme l'histoire ;
nous en avons encore récemment fourni de beaux exemples – et c'est
quand elle crie trop, quand nous souffrons de son règne insolent,
que nous trouvons dans l'Apologie ce qui nous console et qui nous
aide.
Parce
que nous croyons, finalement, que « s'il est né à notre heure
quelque chose de tel », nous l'avons reconnu, parce que la
différence des temps et des circonstances ne parvient pas à rejeter
l'Apologie hors de nos intérêts et de notre existence, nous l'avons
abordée comme un texte vivant, d'une vie immortelle, et que d'autres
enseignements nous ont appris à connaître et à aimer.
D'abord
quelle étonnante diversité du ton, qui change au gré de l'âme, et
selon la chose à dire : quand il faut être noble, exprimer la
décision supérieure, demander le seul dû et refuser la grâce, sa
hauteur est proprement inimitable. Un homme libre est bien une pure
merveille. A trop parler de liberté nous avons oublié l'art de la
reconnaître dans les jugements et dans les hommes... Mais quand il
faut prouver, on prouve. Nous avons honte, de nos jours, des
évidences ; nous ignorons la joie d'une suite sans faille de
ces belles raisons qui mettent hors de jeu le sot ou le méchant.
Socrate
ne nous fait grâce de rien. Il définit et il prouve. Voyez le
mauvais esprit et le mauvais goût : cet homme qui défend sa
vie et ne supplie pas, ne fait pas appel aux témoins de moralité,
mais au nom du vrai il va jusqu'à démontrer qu'en toute rigueur
l'avocat général – l'accusateur public – devrait être à sa
place et lui à la sienne. Il est vrai que ses juges, pour n'être
pas très forts, valent mieux que ceux de nos tribunaux d'exception.
Ils sont Athéniens et, même tirés au sort, capables de suivre un
raisonnement ; ils ne dorment pas quand l'accusé défend « trop
longuement » son honneur et sa vie, ni ne devisent entre eux.
Enfin,
quand il faut dire des choses toutes simples, appeler la nature, la
vie ou les œuvres des hommes à l'appui d'une vérité, Socrate
n'hésite pas. Il se moque des délicats qui trouveront sans doute
que ce sont des façons de parler basses et vulgaires. C'est comme
les « inqualifiables » violences qu'il se permet :
il ose dire que son accusateur est à la fois un fumiste et un
frénétique, et qu'il importe aux juges et à la cité, plus encore
qu'à lui-même, que la « fumisterie » de son procès ne
devienne pas une forfaiture. Tels sont les trois modes de l'Apologie,
une fierté noble, une impitoyable rigueur logique, une violence
méprisante ou ironique devant;a sottise, l'incohérence et la
vilenie de ses trois accusateurs, Mélétos, Anytos et Lycon.
Arrêtons-nous
un instant sur ces trois personnages, dont l'action conjuguée avec
une vaste conspiration de toutes les forces obscures et de toutes les
passions de la démocratie athénienne, va enlever la condamnation de
Socrate. Mélétos parle au nom des poètes, Anytos au nom des
artisans, Lycon au nom des orateurs. Ce sont là trois métiers qui,
lorsqu'ils ne sont pas ordonnés dans une cité juste, et bien mis à
leur place, se confondent avec trois passions, l'orgueil, la cupidité
et la flatterie. Mais il est curieux de remarquer que dans ce procès
de Socrate, comme dans bien d'autres qui ont souillé l'histoire des
hommes, c'est le représentant des poètes, l'homme de lettres qui se
révèle l'accusateur essentiel, le témoin à charge le plus féroce.
Il est vrai, comme on l'a dit vingt-cinq siècles après Socrate, que
la littérature ajoute encore à la férocité naturelle aux humains.
L'explication
du fait est dans l'Apologie : les poètes font merveille, mais
c'est le plus souvent par une espèce de grâce de nature qui échappe
au contrôle de leur jugement. Cela ne serait rien, s'ils ne
prétendaient à une infaillibilité qui devient comique ou tragique
lorsqu'ils ne s'en tiennent pas strictement au domaine de leur
création. Comme ce Mélétos nous est un personnage familier !
Il est poète lui-même sans doute, et peut-être poète de génie...
mais ce serait d'un génie souvent barbare et ignorant de ses propres
lois. Ni le cœur ni le jugement ne sont chez lui au niveau de la
création poétique et de la foi religieuse dont il se fait une sorte
de spécialité. Il se dit honnête homme et bon citoyen, et
peut-être n'a-t-il pas, comme Socrate, décliné les magistratures
et les honneurs pour se livrer à la seule volonté d'Apollon.
C'est
donc à cause de cet homme, à cause de ce Mélétos éternel, que
Platon se montrera ensuite si sévère pour les bonheurs et les jeux
de l'imagination, et qu'il chassera les poètes de sa République.
Mais la vraie poésie, excellente et divine, au-dessus des règles et
de la raison, qui ne les contredit pas lorsqu'elle les concentre et
les purifie sous l'influence du dieu, cette poésie indemne des
bassesses du cœur, elle se trouvera sans cesse dans son œuvre ;
dès l'Apologie, c'est par le roi des poètes, par Homère, que
Socrate répond à Mélétos. Et quelle réponse ! c'est là que
la poésie vient rendre à la sagesse le service qu'elle lui doit, de
hausser l'âme à un point d'où la mort n'apparaisse plus comme un
risque suprême, ni dont la menace puisse excuser la déraison ou
l'injustice. Socrate lui-même, le Socrate du Phédon recevra la
conseil divin de se livrer à cette poésie où l'existence de
l'homme devant la mort doit trouver toute seule, et comme d'un coup
d'aile, sa mesure et son chant. Ceux qui aujourd'hui définissent la
réalité humaine comme un « être pour la mort » ont-ils
bien médité l'ambiguïté de cette mort ? ont-ils assez
considéré Socrate penché sur elle, faisant la pire hypothèse,
avant de faire la meilleure, mais refusant toujours la facilité
pathétique. Est-elle la nuit profonde, celle où parfois veut se
plonger Montaigne « la tête baissée... comme dans une
profonde muette et obscure, qui m'engloutit tout d'un saut et
m'accable en un instant d'un profond sommeil plein d'insipidité et
d'insolence... » ? Est-elle au contraire l'éveil à la
vraie vie, la promesse des hautes connaissances et des belles
amitiés ? mais rien, dans l'un ou l'autre cas, ne peut
permettre que sa seule menace vienne troubler les lois et les mesures
qui règlent la vie des hommes sous le ciel.
Nous
avons voulu reproduire à la suite de notre traduction de l'Apologie
les pages où Montaigne reprend l'essentiel de ce texte qui l'avait
si profondément marqué. Il le fait dans son essai de la
physionomie, au troisième livre. Cet essai, à vrai dire, est une
nébuleuse où apparaissent peu à peu des formes, des figures
originelles, et entre toutes celle de Socrate. On y voit des visages,
celui de Montaigne et celui de La Boétie, des images, celles de la
guerre civile ; les unes personnelles comme pour les deux
aventures où Montaigne se montre naïvement en si bonne posture, –
d'autres générales et poignantes lorsqu'il s'agit de la sérénité
du peuple paysan devant la mort. Mais Socrate, le Socrate de
l'Apologie est bien au centre : Montaigne voulait seulement
dire, et c'était le sens de son titre « De la physionomie » :
« voyez comme j'ai bonne mine, et que c'est vertu d'avoir bonne
mine... » mais il a rencontré Socrate qui a mauvaise mine, et
la mort qui a mine ambiguë ; par là tout a pris la dimension
de profondeur où s'estompe la vanité.
Ainsi
ceux que la vanité ou la passion aveuglent, les faux sages comme les
chrétiens tièdes, ceux qui auraient passé à côté de Socrate en
ne voyant en lui qu'un sophiste et un raisonneur, ceux qui aussi bien
auraient vécu dans la proximité du Christ sans le connaître, tous
ceux-là devraient être ébranlés dans leur conformisme par la
lecture de l'Apologie. Mais sans doute importait-il à la
transcendance chrétienne que le Christ ne fût pas reconnu ? La
« mesure » que Socrate voit dans ce qui lui arrive n'est
pas de la même nature, car l'enseignement de Socrate, pour être
plein du démonique et du divin, ne comporte rien d'obscur. Cette
mesure est plutôt dans l'avertissement solennel, que Platon
confirmera dans sa « République » et dans son
« politique » : « non, il n'est aucun homme
qui puisse s'en tirer, devant vous ou devant aucune autre assemblée
populaire, s'il est assez noble pour s'opposer à toutes les
injustices et les illégalités qui se produisent dans la cité. »
Vingt-cinq siècles d'expérience n'ont pas enlevé de sa force à ce
jugement. Et les hommes pourtant persistent à se détruire, et à
attaquer les racines mêmes de leur civilisation, en plaçant dans le
nombre l'origine des lois et le fondement du pouvoir. Au terme de
leur folie, oseront-ils un jour, sur la proposition de quelque
Mélétos, interdire et brûler ce texte, tout entier dressé contre
l'injustice du nombre et de l'opinion : l'Apologie de Socrate ?
PIERRE
BOUTANG.
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