« Revivre »
Posted on 10
avril 2019 by le-sens-critique
Gilbert Romeyer Dherbey
Philosophe, professeur émérite à la Sorbonne,
spécialiste de la pensée hellénique, Gilbert Romeyer Dherbey est
sans doute, parmi ses commentateurs, l’un de ceux qui a le mieux
compris Marcel Proust. Au lieu de le voir uniquement comme l’auteur
d’une grande œuvre littéraire, il le considère avant tout comme
un philosophe très sérieux. Au fil des pages de son essai « La
pensée de Marcel Proust », Gilbert Romeyer Dherbey nous fait
découvrir un Proust inattendu, original, un Proust penseur. Celui
qui construit sa « Recherche » comme une véritable leçon
d’idéalisme. Pour éclairer cette métaphysique proustienne,
Gilbert Romeyer Dherbey explore les plis et les replis du temps et de
l’éternité, ceux de la mémoire involontaire, ceux de
l’Inconscient et du souvenir.
Incontestablement, cet essai fera date. A lire à
tout prix pour ceux qui s’intéresse de près ou de loin à Marcel
Proust.
Marcel Proust
Les amoureux de Proust savent que Proust
est un grand romancier. Vous dites, dans votre essai, Gilbert Romeyer
Dherbey, que Proust est avant tout un immense philosophe…
Je dis plutôt, dans mon titre : « un
penseur ». En effet son œuvre ne se présente pas comme un
traité de philosophie, comme le traité De l’âme d’Aristote
par exemple, ou comme L’Éthique de Spinoza, deux œuvres
où règne l’abstraction conceptuelle la plus pure, celle à quoi
on reconnaît le philosophe « professionnel » si l’on
peut dire ! Ceci une fois reconnu, je soutiens que A la
recherche du temps perdu témoigne d’un effort de pensée que
l’on peut nommer à bon droit « philosophique ». Proust
raconte plaisamment qu’invité chez le Duc de Gramont à signer le
Livre d’Or à l’entrée des salons, le duc lui dit d’un air
suppliant : « Votre nom, Monsieur Proust, mais pas de pensée. »
Le duc savait que le jeune Proust « écrivait », d’où
son inquiétude…Certains commentateurs de Proust, à vrai dire la
plupart, se souviendront de ce « pas de pensée » pour
découvrir le philosophe professionnel, comme nous disions, qui
prenne en charge, à titre d’inspirateur, la pensée dont il faut
bien malgré tout reconnaître l’existence dans l’œuvre de
Proust. Les critiques se sont alors métamorphosés en « sourciers »
qui, avec leurs baguettes de coudrier, tentent de détecter les
nappes d’eau souterraines pour y forer des puits. La première de
ces sources fut Bergson, puis vinrent Schopenhauer, Schelling ou même
Ribot, que Proust traite pourtant, dans une lettre, de « philosophe
de 25° ordre »… La thèse que je soutiens dans mon livre est
que Proust est, d’abord et avant tout, « proustien »,
c’est à dire un penseur original dans le domaine dont il faut bien
reconnaître qu’il l’a brillamment illustré, celui de la
temporalité.
Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que Proust ait
ignoré, ou rejeté, toute la tradition de la philosophie classique.
Il s’en est nourri bien au contraire, au cours de ses études de
philosophie à la Sorbonne, où il suivra avec attention les Cours
des maîtres prestigieux de l’époque, Paul Janet, Gabriel
Séailles, Alfred Croiset, Victor Brochard, etc…Comme tous les
philosophes, Proust connaît ses prédécesseurs, et sa pensée
propre s’est fortifiée à leur lecture. J’ai essayé de montrer
d’ailleurs dans mon livre la pertinence des références de Proust
aux grands philosophes occidentaux, qu’il connaissait fort bien.
Toute son existence, Proust a été hanté
par le pathos de la temporalité. Il a rencontré le néant plusieurs
fois dans sa vie : à la mort de sa grand-mère, à la mort de sa
mère. Pour lui, le temps est ce maître invisible qui détruit,
anéantit tout, sur lequel plane l’ombre obsédante de la mort. Le
rêve de Proust était pourtant celui de retrouvailles avec ses
morts. Leur offre-t-il une résurrection dans la « Recherche »
?
Il y a deux thèmes dans votre question : ce que
j’ai appelé « le pathos de la temporalité », c’est
à dire la souffrance subie par l’existence soumise au temps et
donc confrontée à la mort, et le thème de l’immortalité de
l’âme. Evoquons-les dans l’ordre.
Le temps destructeur, Proust en fait d’abord
l’expérience en lui-même. Le temps introduit un changement, une
modification, une altération; il me fait devenir autre et autre
encore, au fil des jours. Or, Proust dramatise cette altérité à
soi de l’existence dans le temps en le ressentant comme une
mort à soi-même: « j’étais déjà mort bien des fois »,
dit le narrateur. Cette expérience primitive doit être soulignée
si l’on veut saisir toute l’importance de la découverte de la
mémoire involontaire : en opérant la résurrection de mon passé,
elle opère la résurrection de moi-même, elle me rend à
moi-même, elle me fait REVIVRE en reliant l’un à l’autre les
« moi » discontinus. Un homme qui s’était évanoui et
qui se réveille, on dit qu’il « revient à lui »;
l’expérience de la madeleine rattache à lui-même le moi
tronçonné par la discontinuité du temps, et par là-même le fait
renaître, le ramène à la vie. Là où il y avait dispersion règne
maintenant l’unité.
Lorsque Proust éprouve en lui la résurrection
des « moi » qu’il croyait morts, il ne peut
s’empêcher de poser le problème de la résurrection des morts, ou
si vous voulez la question classique de l’immortalité de l’âme.
D’où son espoir de voir se réaliser dans l’au-delà ce que
j’ai proposé de nommer le « plérôme », c’est à
dire la complète réunion des âmes qui se sont aimées sur terre.
Ici je ne peux que renvoyer le lecteur aux quelques pages (p. 148 sq)
que j’ai consacrées à la question religieuse chez Proust; on ne
peut en effet les résumer en quelques mots car sur ce point Proust
est tout en nuances.
Certains exégètes de « A la
recherche du temps perdu » ont fait de Proust un bergsonien.
Vous dîtes que c’est à tort. Pour vous, Proust est un plotinien,
un biranien…
Vous me dites que « j’ai fait de Proust un
plotinien, un biranien ». – Mais non ! Car si je
l’avais fait, je retomberais à peu près dans le même travers que
ceux qui en ont fait un bergsonien, c’est à dire qui croient qu’un
philosophe « professionnel » se tient derrière Proust et
lui dicte ses positions philosophiques fondamentales, ce que je nie.
Si je rapproche parfois Proust de Plotin ou de Maine de Biran, c’est
simplement parce que, sur tel ou tel point particulier, il me semble
que leurs positions sont voisines. En un mot comme en cent, ma
tentative a été de faire de Proust un proustien.
Il y a des pages splendides dans votre
essai où vous parlez de la mémoire involontaire. Je vais peut-être
froisser votre modestie, mais je crois qu’on n’a jamais aussi
bien parlé de celle-ci… Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs en
quoi consiste cette découverte essentielle de Proust ?
Je vous remercie de votre compliment, mais je
tiens à souligner que celui qui a le mieux parlé de la mémoire
involontaire, c’est encore Proust lui-même. Donc il faut renvoyer
le lecteur à la lecture (et à la relecture) des morceaux canoniques
de la Recherche. J’ai consacré les deux chapitres centraux de
mon travail à la mémoire involontaire parce que la découverte
qu’en a faite Proust constitue effectivement, à mes yeux, le coeur
de sa pensée. J’ai voulu le ramener au centre de l’attention des
lecteurs de Proust parce qu’il me semblait que ses commentateurs
fuyaient l’image d’un Proust associé à celle de la madeleine et
de la tasse de thé. Tout cela était effectivement bien connu,
disait-on, et même trop connu. Mais le lecteur de Hegel sait que
« ce qui est bien connu » est par-là même mal connu, et
j’ai tenté d’explorer les plis et les replis, tous les détails
des exposés donnés par Proust – ce prodigieux analyste –
de ses expériences quasi mystiques de mémoire involontaire.
Vous comprendrez que je ne peux pas les résumer en quelques mots, et
je dois renvoyer vos lecteurs à mon exposé, que j’ai voulu
le plus dense possible.
Vous avez inventé une jolie formule pour
parler de la discontinuité des « moi » du narrateur de
la « Recherche », vous évoquez « le moi
feuilleté ». Comment le définiriez-vous ?
Le « moi feuilleté » (je suis content
que cette formule vous plaise !) se réfère, comme vous le notez
justement, à la discontinuité du temps dont l’ego est la
victime, et qui ne sera vaincue que par la grâce des expériences
de mémoire involontaire. Je vais prendre un exemple pour illustrer
cette réalité du moi feuilleté, celui de l’oubli d’un
sentiment profond comme l’amour du narrateur pour Albertine. On
pourrait dire que s’il oublie Albertine au bout de quelques mois de
souffrances, c’est par la faute de son caractère inconsistant,
voire frivole, à cause de son inconstance et de la rencontre d’une
nouvelle jeune fille, etc… Bref, ce serait de la faute du
narrateur. Eh bien, non; c’est, comme le disait La
Rochefoucauld, « c’est de la faute du temps ». En
quel sens ? C’est parce que le moi étant feuilleté, c’est à
dire découpé en tranches de temps qui s’ignorent réciproquement,
le moi qui aimait Albertine a été remplacé, dans la vie du
narrateur, par un autre moi, un moi qui, lui, ignore Albertine, et
qui par conséquent n’en est pas amoureux. Le moi qui aimait
Albertine est mort, et pour le faire revivre, il faudrait
absolument…une madeleine !
Existe-t-il une éternité proustienne ?
Par « éternité proustienne » vous
entendez, je suppose, une conception proprement proustienne de
l’éternité, qui est un concept de la philosophie classique et de
la théologie. Le concept grec d’aiôn a commencé par
désigner, comme chez Héraclite par exemple, la durée d’une vie
humaine. Puis, comme le remarque Aristote dans le traité Du
ciel, il s’est appliqué à la vie des dieux, et il a désigné
alors une durée sans fin, puisque les dieux sont immortels. Ils
vivent donc « éternellement ». Proust reprend cette
notion d’éternité parce qu’il y est contraint par les
expériences de la mémoire involontaire. Celle-ci en effet opère la
rencontre (le court-circuit) entre un moment du passé et un moment
du présent. Mieux encore : elle est une reviviscence, où passé et
présent s’identifient. Le temps proprement dit est alors détruit,
ses distinctions s’effacent, le narrateur est transporté hors du
temps. Dès lors, il est comme projeté dans l’éternel :
« j’avais cessé de me sentir contingent, mortel ».
C’est pourquoi j’ai eu recours, pour éclairer cette célèbre
analyse de Proust, à une formule de Spinoza, où celui-ci note que,
bien que nous sachions par la raison que nous sommes
mortels, « néanmoins nous sentons et nous éprouvons que nous
sommes éternels ». Et ceci parce que tout individu est habité
par le conatus, ou effort pour persévérer dans l’être.
Au plus profond de lui-même, il n’abrite donc pas la mort;
celle-ci, chez Spinoza, ne peut venir que de l’extérieur. C’est
pourquoi nous pouvons nous sentir immortels, sans l’être
vraiment. C’est dans cette ligne de pensée que se situe aussi
Proust lorsqu’il note amèrement que, si nous nous sentons
immortels, c’est « hélas, momentanément ».
La pensée de Marcel Proust de Gilbert Romeyer
Dherbey, Classiques Garnier, 174 pages, 22€