https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-04-mai-2020
EN
UN PEU PIRE
réponses
à quelques amis
Il
faut bien l’avouer : la plupart des mails échangés ces
dernières semaines avaient pour premier objectif de vérifier que
l’interlocuteur n’était pas mort, ni en passe de l’être.
Mais, cette vérification faite, on essayait quand même de dire des
choses intéressantes, ce qui n’était pas facile, parce que cette
épidémie réussissait la prouesse d’être à la fois angoissante
et ennuyeuse. Un virus banal, apparenté de manière peu prestigieuse
à d’obscurs virus grippaux, aux conditions de survie mal connues,
aux caractéristiques floues, tantôt bénin tantôt mortel, même
pas sexuellement transmissible : en somme, un virus sans
qualités. Cette épidémie avait beau faire quelques milliers de
morts tous les jours dans le monde, elle n’en produisait pas moins
la curieuse impression d’être un non-événement. D’ailleurs,
mes estimables confrères (certains, quand même, sont estimables)
n’en parlaient pas tellement, ils préféraient aborder la question
du confinement ; et j’aimerais ici ajouter ma contribution à
certaines de leurs observations.
Frédéric
Beigbeder (de Guéthary, Pyrénées-Atlantiques). Un écrivain de
toute façon ça ne voit pas grand monde, ça vit en ermite avec ses
livres, le confinement ne change pas grand-chose. Tout à fait
d’accord, Frédéric, question vie sociale ça ne change à peu
près rien. Seulement, il y a un point que tu oublies de considérer
(sans doute parce que, vivant à la campagne, tu es moins victime de
l’interdit) : un écrivain, ça a besoin de marcher.
Ce
confinement me paraît l’occasion idéale de trancher une vieille
querelle Flaubert-Nietzsche. Quelque part (j’ai oublié où),
Flaubert affirme qu’on ne pense et n’écrit bien qu’assis.
Protestations et moqueries de Nietzsche (j’ai également
oublié où), qui va jusqu’à le traiter de nihiliste (ça se passe
donc à l’époque où il avait déjà commencé à employer le mot
à tort et à travers) : lui-même a conçu tous ses ouvrages en
marchant, tout ce qui n’est pas conçu dans la marche est nul,
d’ailleurs il a toujours été un danseur dionysiaque, etc. Peu
suspect de sympathie exagérée pour Nietzsche, je dois cependant
reconnaître qu’en l’occurrence, c’est plutôt lui qui a
raison. Essayer d’écrire si l’on n’a pas la possibilité,
dans la journée, de se livrer à plusieurs heures de marche à un
rythme soutenu, est fortement à déconseiller : la tension
nerveuse accumulée ne parvient pas à se dissoudre, les pensées
et les images continuent de tourner douloureusement dans la
pauvre tête de l’auteur, qui devient rapidement irritable, voire
fou.
La
seule chose qui compte vraiment est le rythme mécanique, machinal de
la marche, qui n’a pas pour première raison d’être de faire
apparaître des idées neuves (encore que cela puisse, dans un second
temps, se produire), mais de calmer les conflits induits par le choc
des idées nées à la table de travail (et c’est là que Flaubert
n’a pas absolument tort) ; quand il nous parle de ses
conceptions élaborées sur les pentes rocheuses de l’arrière-pays
niçois, dans les prairies de l’Engadine etc., Nietzsche divague un
peu : sauf lorsqu’on écrit un guide touristique, les paysages
traversés ont moins d’importance que le paysage intérieur.
Catherine
Millet (normalement plutôt parisienne, mais se trouvant par chance à
Estagel, Pyrénées-Orientales, au moment où l’ordre
d’immobilisation est tombé). La situation présente lui fait
fâcheusement penser à la partie « anticipation » d’un
de mes livres, La
possibilité d’une île.
Alors
là je me suis dit que c’était bien, quand même, d’avoir des
lecteurs. Parce que je n’avais pas pensé à faire le
rapprochement, alors que c’est tout à fait limpide. D’ailleurs,
si j’y repense, c’est exactement ce que j’avais en tête à
l’époque, concernant l’extinction de l’humanité. Rien d’un
film à grand spectacle. Quelque chose d’assez morne. Des
individus vivant isolés dans leurs cellules, sans contact
physique avec leurs semblables, juste quelques échanges par
ordinateur, allant décroissant.
Emmanuel
Carrère (Paris-Royan ; il semble avoir trouvé un motif valable
pour se déplacer). Des livres intéressants naîtront-ils,
inspirés par cette période ? Il se le demande.
Je
me le demande aussi. Je me suis vraiment posé la question, mais au
fond je ne crois pas. Sur la peste on a eu beaucoup de choses, au fil
des siècles, la peste a beaucoup intéressé les écrivains. Là,
j’ai des doutes. Déjà, je ne crois pas une demi-seconde aux
déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme
avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le
déroulement de cette épidémie est même remarquablement
normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin,
la zone la plus riche et la plus développée du monde ; c’est
fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’un
scoop. Si on examine, même, dans le détail, la France s’en sort
un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais moins bien que
l’Allemagne ; là non plus, ça n’a rien d’une grosse
surprise.
Le
coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat
d’accélérer certaines mutations en cours. Depuis pas
mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques,
qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans
contact) ou majeures (le télétravail, les achats par Internet, les
réseaux sociaux) ont eu pour principale conséquence (pour principal
objectif ?) de diminuer les contacts matériels, et surtout
humains. L’épidémie de coronavirus offre une magnifique
raison d’être à cette tendance lourde : une certaine
obsolescence qui semble frapper les relations humaines. Ce qui me
fait penser à une comparaison lumineuse que j’ai relevée dans un
texte anti-PMA rédigé par un groupe d’activistes appelés « Les
chimpanzés du futur » (j’ai découvert ces gens sur
Internet ; je n’ai jamais dit qu’Internet n’avait que des
inconvénients). Donc, je les cite : « D’ici
peu, faire des enfants soi-même, gratuitement et au hasard, semblera
aussi incongru que de faire de l’auto-stop sans plateforme
web. » Le
covoiturage, la colocation, on a les utopies qu’on mérite, enfin
passons.
Il
serait tout aussi faux d’affirmer que nous avons redécouvert le
tragique, la mort, la finitude, etc. La
tendance depuis plus d’un demi-siècle maintenant, bien décrite
par Philippe Ariès, aura été de dissimuler la mort, autant que
possible ; eh bien, jamais la mort n’aura été aussi discrète
qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs
chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on
les incinère ? l’incinération est davantage dans
l’esprit du temps), sans convier personne, en secret. Morts
sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument
à une unité dans la statistique des morts quotidiennes, et
l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total
augmente a quelque chose d’étrangement abstrait.
Un
autre chiffre aura pris beaucoup d’importance en ces semaines,
celui de l’âge des malades. Jusqu’à quand convient-il de les
réanimer et de les soigner ? 70, 75, 80 ans ? Cela dépend,
apparemment, de la région du monde où l’on vit ; mais
jamais en tout cas on n’avait exprimé avec une aussi tranquille
impudeur le fait que la vie de tous n’a pas la même valeur ;
qu’à partir d’un certain âge (70, 75, 80 ans ?), c’est
un peu comme si l’on était déjà mort.
Toutes
ces tendances, je l’ai dit, existaient déjà avant le
coronavirus ; elles n’ont fait que se manifester avec une
évidence nouvelle. Nous ne nous réveillerons pas, après le
confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu
pire.
Michel
HOUELLEBECQ